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Qui nous paie quand on fait la grève?

Ou comment les caisses de grève alimentent la mobilisation.

Par
Anne-Laure Pineau
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Si la grève fait partie de l’ADN de la France, la caisse de solidarité aussi. Car quand David se bat contre Goliath, il faut bien qu’il le fasse le ventre plein.

Depuis plusieurs mois, la France est mobilisée : les salarié.e.s des hôpitaux publics qui criaient à l’agonie depuis plusieurs années ont été rejoint.e.s par les profs, les avocat.e.s, les conducteurs de bus, les danseurs de l’Opéra, des bibliothécaires, les égoutiers, les journalistes, les mères de familles, mais aussi les journalistes. Tous et toutes sont en rage contre la réforme historique des retraites. S’il y a un droit inaliénable en France, c’est bien le droit de grève. Mais qui dit grève, dit dèche: les employeurs ne sont pas tenus de payer les jours non travaillés. Alors pendant les longues mobilisations, les grévistes peuvent se retrouver dans la panade… sauf s’ils trouvent la parade. Pierre, conducteur de RER de 43 ans, a réussi à mettre 2000 euros de côté depuis juillet, quitte à sacrifier ses vacances, pour préparer le mouvement social. Le syndiqué savait que la mobilisation serait longue, comme il dit : « cette grève c’est un investissement pour l’avenir, a-t-il expliqué au Parisien, je préfère perdre 2000 euros maintenant que 300 ou 400 euros par mois sur ma retraite ». Economies personnelles, prime de fin d’année, 13ème mois: de nombreux et nombreuses salarié.e.s prévoient à l’avance un budget pour se mobiliser. Mais pour celles et ceux qui n’ont pas un sou vaillant, il existe le recours aux caisses de grève ou aux caisses de solidarité qui existent depuis la fin du XIXème siècle.

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Une caisse de grève historique

À Lyon, dans le courant des années 1830, le soulèvement des canuts (les tisserand.e.s de la soie) fait la une. Un mouvement de grève aussi terrible que les salaires et les conditions de travail des ouvriers et ouvrières. Très vite, un « secours grève » est mis en place pour que tout le monde ait du pain… et surtout que la mobilisation dure. La classe ouvrière se structure à ce moment-là et ce petit bas de laine collectif devient la règle dans les mouvements des porcelainiers, des métallos et des autres. Quand les embryons de syndicats se mettent en place, avant même leur légalisation, il est même institutionnalisé: en 1884, ils mentionnent dans leurs statuts qu’ils peuvent capter de l’argent en vue de solidarité pour les mouvements de grève.

L’historienne Michelle Perrot a montré qu’entre 1871 et 1890, dans les trois quarts des cas, les secours sont d’origine ouvrière. On aide les gens proches de soi, mais l’argent est également capté par-delà les frontières: ainsi, en 1854, les porcelainiers anglais et belges soutiennent leurs collègues de Limoges.

En 1919, les organisations syndicales et les mécaniciens franciliens chantent dans les faubourgs de la capitale pour récolter de l’argent. En 1923, les couturières squattent restaurants et cinémas de la capitale pour récolter des sous pour le comité. À force, la méthode de la quête devient presque plus populaire en manifestation qu’à la messe. Résultat : aujourd’hui, les grands syndicats disposent de caisses de grève conséquentes, destinée à leurs adhérent.e.s en grève. La CFDT, par exemple disposerait de 126 millions d’euros financés par une part des cotisations depuis 1973.

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Que fait-on, nous millenials, de cet héritage? Beaucoup le réinventent, grâce à internet et aux réseaux sociaux. Plus de 5,6 millions d’euros ont été récoltés pour des dizaines de caisses à travers la France (voir www.caissedegreve.fr) contre la réforme des retraites, grâce aux cagnottes en ligne.
Depuis juillet 2019, une vingtaine de salarié.e.s d’un sous-traitant de l’hôtel Ibis de Clichy-Batignolles sont en grève, deux gouvernantes, dix-sept femmes de chambre et un équipier luttent pour obtenir un statut. De longs mois de lutte, pour de petits salaires. Sans la détermination sans faille des grévistes, et sans la caisse de grève portée par la CGT et mise en place 15 jours après le début du mouvement, la lutte n’aurait tout simplement pas été possible sur le très long terme. La première semaine du mois, la bande de warriors se retrouve devant l’établissement où leur est remis un chèque correspondant à leurs heures de travail dans l’établissement. Tziri Kandi, membre de la CGT, les accompagne depuis le début… et elle a trouvé de nouveaux moyens de remplir la caisse, en plus du pot commun en ligne : « à partir du 3ème et 4ème mois, on a fait des actions dans l’objectif de récolter de l’argent: une soirée à l’Université Paris 8, on a été invité.e.s par des groupes syndicaux à parler du mouvement et on a fait tourner des caisses de grève. En décembre, on a eu la très belle surprise d’être soutenu.e.s par des collectifs politisés : le CLAQ (Comité de Libération et d’Autonomie Queer) a organisé deux soirées qui ont permis de récolter 6000 euros, on a fait des cantines solidaires. » Le mouvement profite aussi des grandes mobilisations nationales pour mettre en place un piquet de grève. En novembre, dans le cadre de la journée contre les violences faites aux femmes (qui peuvent être économiques), les grévistes ont obtenu 2000 euros. Une solidarité plus que bienvenue, la caisse devant être alimentée de 20 000 euros par mois pour être suffisante à couvrir les salaires des grévistes.

Des caisses pour donner de la visibilité aux mouvements de grève

Auparavant discrètes, les caisses de grève sont maintenant ouvertes à tous les vents, fièrement brandies et partagées sur Twitter et autres Facebook. Elles sont même parfois l’occasion de donner de la visibilité à des mouvements de grève peu connus du grand public.

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Samedi 15 février, une soirée est organisée au Centre international de culture populaire de Paris pour soutenir la caisse de solidarité de la Bibliothèque nationale de France où la grève a été votée dès le 6 décembre, avec 580 grévistes (sur les 2300 employé.e.s). Une cool soirée, joyeusement ambiancée par un petit comité du collectif Extinction Rébellion, signe d’une belle convergence des luttes. Résultat de la cagnotte? 4000 euros ont été versés au pot commun. À la BNF, les salarié.e.s sont un peu plus protégé.e.s qu’ailleurs: leur convention collective fait qu’on ne peut leur retirer plus de deux jours de mobilisation par mois. La caisse de grève est, dans ce cas, surtout un moyen de montrer la précarité des métiers de la culture (très féminisés).

Manon Boltansky, restauratrice d’œuvres d’art et militante à la CGT BNF, s’est mobilisée dès le premier jour : « au-delà des petits salaires, c’est un secteur très féminisé. 65% des salarié.e.s sont des femmes et 90% des temps partiels sont occupés par des femmes. Bien sûr, nous subissons des inégalités salariales comme tout le monde, de nombreuses femmes étaient déjà obligées de partir en retraite à 64 ou 65 ans (au lieu de 62 ans, ndlr) pour avoir des annuités complètes. Si nous travaillions pour de petits salaires, on se disait que l’on pourrait s’en sortir avec une pension de retraite vivable, mais ce n’est plus le cas avec la réforme ».

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Le 8 mars, les bibliothécaires et autres restauratrices de la BNF seront donc mobilisées, avec le soutien de la caisse de grève, à l’occasion la Journée internationale pour les droits des femmes.