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Qu’est-ce qui nous retient encore de balayer d’un revers de main le mythe de l’allumeuse ?

On a posé la question à Christine Van Geen.

Par
Ninon Morchain
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Christine Van Geen, journaliste, enseignante et agrégée de philosophie, s’est penchée sur la figure de l’allumeuse dans son dernier ouvrage, “Allumeuse – Genèse d’un mythe”. Un livre qui a pour ambition de déconstruire cette notion, en apparence moins directe que les insultes « pute » ou « salope », mais qui continue pourtant de causer et légitimer des violences sexistes et sexuelles. De l’origine de ce mythe à sa persistance dans nos représentations sociales, artistiques et culturelles, Christine Van Geen a répondu à toutes nos questions.

Pour commencer, pourriez-vous nous dire d’où vient le terme d’“allumeuse” ?

C’est un terme qui est né en 1850 et qui relève de l’argot policier. A l’époque, l’éclairage urbain s’allumait à la main, tout se faisait manuellement. Or il se trouve qu’à cette heure les femmes bourgeoises rentraient chez elles, et que les prostituées sortaient. Pour ne pas qu’on les mélange les policiers se sont amusés à appeler “allumeuses” les prostituées. Mais il ne faut pas oublier que « allumer » est un verbe transitif, et dans ce cas-là on n’a pris soin de ne pas préciser ce qu’elles allument. C’était leur but pour laisser place à un sous entendu précis : ce qui est allumé est le désir des hommes. Cela a fonctionné parce que cette notion rejoint le champ sémantique de l’amour qui tourne souvent autour de l’image du feu, des braises, des étincelles…

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Par la suite, on a rapidement oublié l’origine et c’est devenu juste ce que l’on en sait maintenant : des femmes qui excitent exprès les hommes et avec l’intention de les laisser sur leur faim. C’est devenu une évidence, si bien qu’une sorte de conspirationnisme masculin est né autour de cette figure, on observe notamment cela au sein du mouvement masculiniste. Le mythe de l’allumeuse révèle finalement de façon assez éclairante l’angoisse des hommes par rapport au désir féminin, il est donc temps de se rendre compte que cette situation est délétère à long terme pour la société toute entière.

En tant que philosophe, journaliste et auteure, pourquoi avez-vous décidé de travailler sur la figure de l’allumeuse ?

Ce qui m’a poussée à travailler sur cette figure, c’est d’abord le fait de l’avoir entendue, comme toutes les filles, comme toutes les femmes tout au long de ma vie. Ce terme dit “éteins-toi”, et je refuse de comprendre ou d’accepter que la flamme du désir de vivre puisse nous être reprochée. Cela me semble extrêmement grave. Il faut laisser les filles et les femmes tranquilles, leur permettre d’avoir des désirs sans leur en faire le reproche. C’est la position que je défends. De plus, je voulais vraiment montrer que “l’allumeuse” est une figure forgée par des siècles de patriarcat et qu’on ne doit pas continuer de penser que des femmes ont déjà consenti sans un mot, par leurs gestes, leur manière d’être, leur tenue, ou simplement par le lieu où elles se trouvent. Ce mythe vise depuis des siècles à annihiler la notion même de consentement, ce qui est très dangereux. Le mouvement #MeToo a évidemment changé les choses ces dernières années, mais si ce mouvement a mis tant de temps à naître c’est aussi la preuve qu’il y a des freins. Avec ce livre, je souhaite inverser le récit patriarcal que la figure de l’allumeuse servait jusqu’à maintenant.

“C’est toujours le même mécanisme : accuser l’autre de ses propres fautes pour se protéger de ses propres failles.”

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Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage un ensemble de “figures d’allumeuses” ancrées dans la culture occidentale, qu’ont-elles en commun ?

En examinant des figures féminines de la Bible à la mythologie, je me suis aperçue que ce qui unit ces figures d’allumeuses est le fait d’être systématiquement accusées de comploter contre l’intégrité physique ou psychique des hommes et de leur dérober leur puissance. Elles sont toutes des écrans sur lesquels les hommes projettent les émotions qu’ils n’arrivent pas à affronter – honte, frustration sexuelle, peur, crainte de perdre leur virilité, dépression. Tout le mal du monde réside dans ce renversement des responsabilités. On observe d’ailleurs la même dynamique dans le contexte politique actuel : ceux qui sont les plus exploités et précaires sont accusés de profiter du système, tandis que ce sont les milliardaires qui font ces accusations. C’est toujours le même mécanisme : accuser l’autre de ses propres fautes pour se protéger de ses propres failles.

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Par exemple, dans l’histoire d’Ève et Adam, tous deux croquent la pomme, mais c’est Adam qui accuse Ève de l’avoir perverti. Cette histoire n’est pas celle de la première tentatrice, mais celle du premier lâche. Il en va de même pour la figure de Marilyn Monroe, elle n’existe en fait que sur les pellicules. Norma Jeane n’a jamais voulu de ce double fictif, lissé, ultra-sexualisé et stupide, créée par les studios d’Hollywood et aux antipodes de ce qu’elle était réellement : une femme souffrante, intense, et simple Elle a cédé à cette image pour survivre. Cette création sert en réalité une vision masculine du désir, une femme profiteuse et maligne. Aujourd’hui, on nous la présente comme un modèle, qui forge nos représentations, c’est dramatique pour elle comme pour nous …

Plus tard dans l’ouvrage vous soutenez que “l’argument de l’allumeuse” est un classique des tribunaux, pourriez-vous approfondir ce lien ?

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C’est une relation complexe qui entoure l’argument de l’allumeuse et les procédures judiciaires impliquant des violences sexistes et/ou sexuelles à l’égard des femmes. Seulement 0,6% des viols aboutissent à des condamnations, souvent parce que les victimes, influencées par ce stéréotype, se sentent coupables et minimisent leur récit. J’ai notamment recueilli des témoignages illustrant comment les questions sur l’apparence vestimentaire, notamment dans des lieux comme les boîtes de nuit, jouent un rôle crucial. Dans mon livre, je montre qu’il y a un problème structurel dans ces environnements centrés sur la beauté des femmes et leurs tenues. En cas de violences, ces mêmes tenues deviennent un argument contre elles, reflétant un renversement de situation très problématique lorsque l’apparence séductrice, essentielle à ce secteur économique, est retournée contre les victimes de violence.

Une autre implication réelle de cet argument est la correctionnalisation des viols, qui repose sur le fait de décourager les victimes de passer aux assises. Souvent ce qui sous tend cette décision est la question de la réputation, soit la peur d’être accusées “d’allumeuses”. Or les tribunaux correctionnels ne sont pas compétents pour traiter les viols, ce qui conduit à changer le récit des victimes, et du même cout les peines encourues. Le problème est encore une fois que notre société dans son entièreté est traversée par ce mythe, jusqu’aux prévenus souvent persuadés d’être dans leur vérité. Avec cet ouvrage, je veux donc déconstruire le “mythe de l’allumeuse” pour que l’on arrête de croire que les victimes sont faibles, parce que cette logique est ancestrale !

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D’après votre analyse, l’actualisation contemporaine du stéréotype de l’allumeuse semble se cristalliser dans les termes de “BDH” et de “pick-me”, qu’est-ce qu’ils signifient et disent de l’évolution de notre société ?

Ce que j’ai remarqué parmi les jeunes filles que j’ai interrogées, c’est que le terme “allumeuse” n’a pas disparu mais reste principalement utilisé par les garçons pour parler des filles, souvent en lien avec des violences sexuelles ou physiques. En revanche, les filles emploient plutôt le terme “bandeuses d’hommes” ou “BDH” sur les réseaux sociaux. Synonyme d’allumeuse, il désigne littéralement une fille supposée provoquer intentionnellement une érection masculine. Le problème avec ce terme est qu’il suggère que la simple existence des filles/femmes constitue une provocation pour les garçons/hommes, les plaçant dans une position où ils ne peuvent pas contrôler leurs réactions. De plus, ce terme alimente la jalousie féminine, entravant la sororité et perpétuant une dynamique patriarcale où les hommes sortent toujours gagnants …

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Concernant le terme de “pick-me” (“choisis moi” en français), il s’opposerait à celui de “BDH” et permettrait de montrer qu’on est une fille bien. Or le terme de “pick-me” lui aussi a fini par devenir une insulte, il désigne les filles qui voudraient paraître plus désirables que les autres auprès des hommes. Mais de nombreuses filles s’accusent entre elles d’être des “pick-me”, même en se disant “féministes”. C’est un problème parce que cet acte est loin de l’être, encore une fois la culpabilité est uniquement féminine et continue d’ancrer le mythe de l’allumeuse.

Il faut donc tenter d’abandonner ces termes, de montrer la violence de leurs sens. En parlant de “mythe”, comme j’ai tenté de le faire dans ce livre, on peut commencer à défaire cette culture patriarcale. Il faut y croire : être pessimiste en théorie, mais optimiste dans l’action !

“Fatal Bazooka a montré dans une longue litanie que le langage et la culture réduisent le corps des femmes à leur pénétrabilité.”

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Vous écrivez à plusieurs reprises qu’il faut “reprendre à la langue ce qu’elle fait au désir des femmes”, pourquoi cette phrase revient-elle si souvent ?

C’est une phrase que je reconnais en effet ! Dire qu’il faut “reprendre” la langue, c’est dénoncer le fait qu’il y a beaucoup de mots qui n’existent qu’au féminin et qui en général sont synonymes entre eux. Par exemple, Fatal Bazooka, que je cite dans mon livre, à montré dans une longue litanie que le langage et la culture réduisent le corps des femmes à leur pénétrabilité. Quand on dit “allumeuse”, on pense “pute” et on ne fait pas référence à la réalité du travail sexuel, on ne dit pas “tu es d’une femme qui vend du sexe”. En réalité on repproche justement de ne pas donner du sexe, c’est quand même très dramatique de voir que la culpabilité revient systématiquement aux femmes ! Tous ces mots sont très essentialisant, on ramène toujours les femmes à la provocation d’un désir qu’elles ne satisfont même pas.

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Je veux montrer que par la langue on peut donc reprendre le pouvoir sur nos existence et leur narratif. En traversant le langage, on peut redonner aux femmes ce qui leur a été pris. J’évoque aussi Lydie Dattas dans mon livre, poétesse des années 50, qui s’est réapproprié le terme d’allumeuse dans “Carnet de l’allumeuse”. Pour elle, être une allumeuse signifie simplement avoir une lumière en soi, pourquoi cela devrait-il être un problème ? A titre personnel je crois qu’on pourrait soit inventer le mot “allumeur”, au moins pour rendre une forme de symétrie à notre société, soit abandonner le terme “allumeuse”pour pouvoir désirer et aimer être désiré sans une langue violente pour décrire cette situation.

Pour conclure, avez-vous un rêve concernant notre société future ?

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J’aime cette question ! Ce que j’essaye de penser c’est un monde où chacun prenne ses responsabilités, où on ne fasse pas porter le poids ou la honte de la domination aux dominés. Que ce soit concernant les femmes comme j’ai tenté de le montrer dans ce livre mais aussi les autres formes de dominations. Ces histoires suivent toujours une structure identique : créer un récit auquel la société va adhérer, où les plus exploités sont dépeints comme ceux qui profitent du système. Aujourd’hui on voit ça dans le discours néo-colonial et néo-libérale, on entend souvent que l’État français donne tout aux plus précaires, ce qui est fondamentalement faux ! En fait, plus un discours est fallacieux, mieux il se répand dans nos esprits. A titre d’exemple, la coalition politique qui lutte contre le racisme en France est accusée de xénophobie par les xénophobes eux-mêmes, c’est quand même assez perturbant !

Raconter le contraire de la vérité est souvent ce qui fonctionne le mieux car la vérité est souvent trop insupportable à regarder en face. Il est beaucoup plus simple de croire la fable des dominants, c’est d’ailleurs pour cela que le patriarcat continue d’exister ou que le capitalisme peut continuer de maltraiter les pauvres. La fin de cette “vérité” impliquerait le chaos de notre organisation sociale parce qu’il est très difficile d’imaginer un monde autrement, où les dominants ne dominent plus. Je crois qu’il faut dire arrêtons d’avoir peur du chaos !

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Alors pourquoi avons-nous si peur de la vérité ?

Je crois que si l’on a peur de la vérité c’est précisément parce que nous sommes tous aliénés, nous faisons tous partie du problème, surtout si on est du côté des dominants. C’est aussi comme ça que fonctionnent nos sociétés, on fait miroiter aux privilégiés un risque de perdre leurs privilèges en désignant un faux bouc émissaire, ainsi la société entière se fracture sans avoir vu les vrais responsables. Nous sommes tous un peu prisonniers de ce système.

Il est évidemment difficile de penser un nouveau monde, sans avoir le temps de s’organiser, et de reprendre les canaux de communications qui appartiennent bien souvent aux dominants ! Le plus important pour lutter est donc de toujours se demander qui parle, qui raconte l’histoire, qui invente des récits, car les personnes qui tiennent le crachoir ne vont pas le lâcher comme ça ! Sortir des sentiers battus de notre pensée peut être effrayant mais cesser de renverser les situations de dominations aux profits des dominants peut aussi offrir une grande liberté !

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