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Qu’est-ce qui fait le génie de la série « Insecure » ?
Si c’est produit par HBO, c’est qu’il y a du niveau — et la rime était gratuite. Très loin d’échapper à cette règle, la série Insecure vient même la confirmer.
Confectionnée par les petits doigts de fée d’Issa Rae et de Larry Wilmore, ce joyau télévisé nous dépose sous les cieux californiens d’Issa Dee, une trentenaire afro-américaine dont le quotidien se partage entre un boulot qui ne lui convient plus, une relation amoureuse qui tout doucement s’enlise et une meilleure amie serial-dateuse (Molly) avec qui s’épancher sur tout cela. À la manière d’un Girls injecté de mélanine — ou d’un Sex And The City sans paires de Louboutin — Insecure nous fait cheminer aux côtés d’Issa et Molly, nous rendant témoins de leurs rires, de leurs déboires, mais aussi de leur développement au fil des saisons.
Et le cinquième volet est là, hourra ! Le tout dernier de la série, par contre… snif. Prenons donc le temps d’en savourer chaque épisode en nous remémorant ce qui fait toute l’unicité d’Insecure.
Une série sur une vie ordinaire d’une femme ordinaire
Au visionnement de la série, une chose frappe : son absence totale de fanfare. Issa Dee est une millenial normale, un peu awkward mais toujours souriante, avenante quoiqu’indécise, passive-agressive au travail (question de survie), adepte des pep-talks rappés devant son miroir, jamais vraiment au clair avec ses exs — bref, une femme comme une autre, quoi. Puis, honnêtement : tant mieux.
Issa Rae nous livre une madame Tout-le-Monde dont la banalité est rafraîchissante. « Triste » aussi, selon la créatrice. « Nous n’avons pas l’occasion d’avoir une série à propos de personnes noires ordinaires », explique-t-elle au micro de NPR. « Même une femme noire à laquelle je pouvais m’identifier […] — à ses décisions ou […] à son essence — cela ne s’est pas produit. » Mais le miracle se crée avec Issa Dee, et ce, dès le premier épisode.
Rares sont les séries mettant en scène des héros ou des héroïnes noir.e.s sans saupoudrer le tout d’une bonne cuillerée de traumatismes.
Durant la séquence d’ouverture, l’héroïne se tient devant une classe d’adolescents turbulents pour leur faire cours et reçoit une avalanche de questions d’une honnêteté brutale dont seuls les enfants sont capables. L’une d’entre elles — « Pourquoi tu parles comme une blanche ? » — a résonné en moi, me ramenant aux temps lointains où un geste, une parole, un regard étaient suffisants pour qu’on me surnomme « bounty » : noire à l’extérieur, blanche à l’intérieur.
L’éternelle corrélation « bon vocabulaire ≠ mauvaise africanité » est un (long, long) débat pour un autre jour, mais rien qu’à ces premières minutes de l’épisode, j’ai su qu’Issa Dee et moi serions virtuellement amies.
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Table rase des stéréotypes
Rares sont les séries mettant en scène des héros ou des héroïnes noir.e.s sans saupoudrer le tout d’une bonne cuillerée de traumatismes avec un zeste de syndrome du martyr, le tout servi sur une assiette de « sassy black woman » — je pense qu’on a tous les stéréotypes.
elle vit, commet des erreurs, trompe impulsivement son copain, se confesse, cumule les jobs, squatte chez ses ami.e.s
Ici, Issa est une personne imparfaite et gaffeuse, mais qui ne s’en excuse pas, car le faire reviendrait à s’excuser d’être humaine. Alors elle vit, commet des erreurs, trompe impulsivement son copain, se confesse, s’écharpe avec sa meilleure amie pour mieux se réconcilier ensuite, cumule les jobs, squatte chez ses ami.e.s, et, fait étrange : la Terre continue toujours de tourner.
Oh, peut-être ai-je oublié un dernier stéréotype : la meilleure amie noire qui a plus d’une blague dans son sac. Le clown de service, s’il faut vraiment dire ces termes. Sur le papier, le personnage de Kelli cocherait tous les critères requis : party animal, amie fidèle d’Issa, si drôle que sa simple apparition fait déjà travailler nos abdos. Je me rappelle en avoir eu les larmes aux yeux dans la saison 3, lorsque, complètement high, elle commence à glousser pour brusquement s’arrêter et crier : « Qui vient de rire ? ».
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La série ne se contente pas de dépeindre cette seule facette, cependant. Elle attribue aussi à Kelli une stabilité professionnelle démontrant son sérieux ainsi qu’un rôle de médiatrice lorsque les rapports entre Issa et Molly deviennent houleux. Les derniers épisodes sortis apportent également une nouvelle nuance au personnage et dévoilent sa peur de n’être jamais perçue à sa juste valeur. Après tout, tel que le rappelle son interprète, Natasha Rothwell : « La série s’appelle “Insécurité”. »
Guide professionnel de survie pour femme noire
Avant Insecure, il y avait The Mis-Adventures of Awkward Black Girl, une websérie également créée par Issa Rae en 2011. Leur point commun ? L’exploration des sphères sociale, amoureuse et, surtout, professionnelle à travers les yeux d’une jeune femme noire et nerd. Une combinaison improbable, non pas parce qu’elle n’existait pas, mais parce qu’elle n’avait jamais encore été représentée à l’écran.
On retrouve dans les réactions de l’héroïne le calme forcé et les mots soigneux avec lesquels les personnes de couleurs doivent s’exprimer pour ne pas être marginalisées
Avec Insecure, cette femme existe et découvre en prime que, derrière son dos, ses collègues critiquent son boulot dans une chaîne secrète de mails. Ces mêmes collègues qui lui demandent d’une voix presque craintive, alors qu’elle est à peine arrivée dans la salle des profs : « Issa… que veut dire “on fleek”? » On retrouve dans les réactions de l’héroïne le calme forcé et les mots soigneux avec lesquels les personnes de couleurs doivent s’exprimer pour ne pas être marginalisées dans un espace de travail où elles sont en minorité.
Nombre des micro-agressions subies par Issa et Molly, toutes deux plongées dans un environnement professionnel majoritairement caucasien, m’ont rappelé la nécessité du travail de Marie Dasylva. Française d’origine guinéenne, elle est coach de vie et se spécialise en aide aux femmes racisées victimes de discrimination dans la vie courante comme sur leurs lieux de travail. Ses #JeudiSurvieAuTaf sur Twitter étaient toujours un bon moyen pour les concernées de raconter leurs mésaventures racistes ou sexistes de la semaine et d’obtenir de précieux conseils en retour (que je glanais aussi au passage). Des conseils qu’elle a aujourd’hui rassemblés dans son livre Survivre au taf : stratégies d’auto-défense pour personnes minorisées (2021, Éditions Daronnes).
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Célébration de l’épanouissement
Les personnages d’Insecure ne sont pas là pour souffrir, mais pour apprendre. Le réaliser permet de comprendre la série comme un coming of age plutôt qu’un sitcom où tout le monde s’esclaffe, mais personne n’évolue. Son titre n’est pas une description, mais un point de départ et de référence pour le futur.
La Issa passive en amour et démotivée par son travail avec laquelle s’ouvre la première saison n’est plus celle auto-entrepreneure et désireuse d’une relation fonctionnelle que nous dévoile le dernier volet. Aidée d’une bande sonore solide — Solange Knowles, SZA, Kendrick Lamar, Leikeli47… — et d’une cinématographie colorée, Insecure nous apprend un chemin plus doux et indulgent vers l’épanouissement.