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Que penser du fameux congé menstruel ?

Mesure phare ou projet discriminatoire ?

Par
Laïma A. Gérald
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Le 16 février dernier, on apprenait que les députés espagnols ont voté une loi créant un « congé menstruel » pour les femmes souffrant de règles douloureuses, une première en Europe.

« Nous allons être le premier pays d’Europe à instaurer un arrêt maladie temporaire financé intégralement par l’État pour des règles douloureuses et invalidantes », s’est exclamée la ministre de l’Égalité, Irene Montero, à l’issue du Conseil des ministres. « Les règles ne seront plus taboues […] C’en est fini d’aller au travail avec des douleurs ou en se gavant de comprimés et de cacher notre douleur. »

De prime abord, je me réjouis de cette nouvelle qui, à mes yeux, représente une avancée extraordinaire pour le féminisme.

Mais ai-je des angles morts ? Cette mesure est-elle une bonne nouvelle en tout point ?

Nous avons compilé différents points de vue à travers le monde, question d’alimenter notre réflexion.

Une mesure qui divise, même en Espagne

En Espagne, la mesure suscite pourtant quelques réticences chez les ministres socialistes, au sein même du conseil exécutif, mais aussi du côté des syndicats.

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Selon Cristina Antoñanzas, la secrétaire générale adjointe de l’UGT, l’un des deux principaux syndicats espagnols « Il faut faire attention avec ce type de décision ». En effet, cette dernière s’est montrée inquiète vis-à-vis d’un possible « frein à l’embauche des femmes de la part d’employeurs voulant éviter ces absences », peut-on lire sur le site de Courrier International.

Pour sa part, la Commission ouvrière (CCOO), l’autre grand syndicat espagnol, a salué « une avancée législative majeure, de nature à rendre visible et reconnaître un problème de santé jusqu’à présent ignoré ».

L’Espagne est un pays considéré comme l’un des pionniers en Europe en matière de féminisme depuis l’adoption en 2004 d’une loi sur les violences de genre. Se revendiquant féministe, le gouvernement Sánchez compte plus de femmes que d’hommes, quatorze contre neuf, en incluant le premier ministre.

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Une mesure phare…

Dans une perspective plus large, le congé menstruel espagnol est l’une des « mesures phares d’un projet de loi plus large prévoyant également de renforcer l’accès à l’avortement dans les hôpitaux publics, qui pratiquent moins de 15 % des interruptions volontaires de grossesse (IVG) dans le pays en raison d’une objection de conscience massive des médecins », poursuit Courrier International. « Il doit également permettre aux mineures d’avorter sans l’autorisation de leurs parents à 16 et 17 ans en revenant sur une obligation instaurée par un précédent gouvernement conservateur en 2015. »

Le texte de loi prévoit également un renforcement de l’éducation sexuelle dans les écoles ainsi que la distribution gratuite de moyens contraceptifs ou de produits d’hygiène menstruelle dans les lycées. Irene Montero était aussi favorable à une réduction de 10% à 4% de la TVA sur les produits d’hygiène menstruelle, mais cette mesure n’a toutefois pas été retenue.

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… ou discriminatoire ?

Pour sa part, Marie Donzel, directrice associée au sein du cabinet AlterNego et experte de l’innovation sociale, propose une tout autre vision de cette mesure, qu’elle juge discriminatoire. On s’est plongé dans sa réflexion, livrée dans le magazine français Usbek & Rica.

« […] il y aurait ceux qui savent surmonter la douleur, dépasser leurs limites au nom du culte de la productivité et ceux qui seraient des « petites choses » incapables de suivre le rythme », croit-elle. Tant que nous ne sortons pas de ce logiciel de pensée, la mise en place d’un tel congé – redoublé d’un effet de genre qui plus est – aura toujours pour effet de stigmatiser ceux qui ne sont pas en mesure de surmonter la douleur. »

Selon Marie Donzel, qui s’intéresse tout particulièrement à la culture de la surperformance dans notre société, avant de créer de nouveaux congés spécifiques, il faudrait renforcer les droits fondamentaux déjà existants.

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L’experte en innovation sociale, qui n’est pas forcément en faveur de « l’hybridation des espaces et des temps de vie » qu’elle considère comme intrusive pour les employé.e.s, fait valoir l’importance de la confidentialité du congé maladie. « Je ne pense pas […] que l’employeur ait à connaître les raisons d’un arrêt maladie, qu’il s’agisse de douleurs menstruelles, de dépendance à l’alcool ou aux drogues, de pathologie psychique sévère ou de maladie chronique, considère-t-elle. Le rôle du médecin est d’être le tiers de confiance entre le salarié et l’employeur et je pense qu’il doit demeurer le garant de cette confidentialité. »

En somme, selon la théorie élaborée dans Usbek & Rica, la réflexion sur le congé menstruel devrait relever d’une remise en question plus globale de la vision du travail, de la culture du workaholism et du « surtravail sacrificiel ».

« Voilà où est la place de l’entreprise : poser des règles du jeu claires et lisibles. On se met d’accord sur les règles avec lesquelles on va jouer, comme au monopoly : si tu veux tricher, tu triches, mais ne t’attends pas à recevoir une récompense pour avoir dévié par rapport aux règles établies », conclut Marie Donzel.

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Et ailleurs dans le monde ?

Dans un article de Courrier International paru en 2021, on apprenait que la question du congé menstruel fait son chemin dans le monde.
Par exemple, en Inde, la société de livraison de repas Zomato a inauguré dix jours de congé menstruels par an à l’été 2020.

En Australie, une ONG de défense des droits des femmes offre désormais douze jours tandis qu’un fonds de pension en propose six, avec différentes options, comme télétravailler, venir au bureau avec un accès à un espace de repos ou prendre un congé. Sa directrice explique d’ailleurs que « 50% de la population mondiale a ses règles, et 50% de nos employés sont des femmes. Nous voulons normaliser les processus qui traversent le corps des femmes. Cela signifie éliminer la honte et la stigmatisation associées aux règles et à la ménopause. »

Du côté de l’Angleterre, selon une enquête publiée par le British Medical Journal en 2020, « 68 % des femmes sont favorables à la possibilité d’horaires plus flexibles pendant cette période où quelque 30% d’entre elles ont des douleurs sévères. »

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Au Japon, pays où le congé existe depuis 1947, celui-ci n’est pas rémunéré et moins de 1% des salariées le réclament.

En Corée du Sud, où il est instauré depuis 1950, l’enthousiasme est plutôt faible. Pourquoi? « Parce que ces pays sont aussi parmi ceux présentant les plus gros écarts de salaire, et le moins de femmes cadres selon les classements de l’OCDE”, et que les femmes ont d’abord “à lutter pour prendre leur place” », rapporte Courrier International.

En Suisse, on considère que bien que le congé menstruel fasse son chemin, « il fait aussi débat, alors que les inégalités professionnelles n’ont pas encore été comblées. », un argumentaire qui n’est pas sans rappeler celui de Marie Donzel. En effet, d’après Aline Bœuf, qui termine sa maîtrise en sociologie à l’université de Genève sur l’expérience du cycle menstruel dans le monde professionnel. « Beaucoup de femmes voient dans le congé menstruel un argument supplémentaire pour les exclure. »

Depuis des mois, le projet de loi espagnol ne cesse de faire couler des litres d’encre, un peu partout sur la planète. J’ose toutefois espérer que celui-ci permettra de contribuer à l’égalité des genres plutôt qu’à creuser le fossé entre ceux et celles qui ont leurs règles et ceux et celles qui n’en ont pas.

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