.png)
Avoir un emploi, peu importe à quel point il peut être palpitant et valorisant, vient inévitablement avec un lot de choses qu’on aime moins. Il y a toujours de petits trucs stressants. C’est normal, chaque journée ne peut pas être la meilleure.
Mais qu’est-ce qui se passe quand cet emploi vous stresse beaucoup plus qu’il ne vous stimule ? Quand on a le job qu’on a toujours voulu , mais que notre milieu de travail est toxique ? Quand on se lève le matin avec un sentiment d’anxiété plutôt qu’une tête reposée ?
On en a parlé avec des gens qui ont vécu des histoires d’emplois qui leur ont laissé des séquelles. On constate que c’est pas toujours évident de se rendre compte de la gravité de la situation quand on est en plein dedans, mais qu’avec un pas de recul, on se demande parfois comment on a fait pour endurer ça et on réalise que les blessures mentales subies dans ces milieux de travail vont prendre du temps à guérir.
C’est quoi, un environnement de travail toxique ?
Il faut d’abord poser les choses et se demander ce qu’est un environnement toxique de travail. Pour ce faire, j’ai posé la question à Bruno Lussier, professeur agrégé au département de marketing à HEC Montréal spécialiste du comportement organisationnel, de la santé mentale et du bien-être en entreprise.
« Un climat toxique, c’est souvent quand quelqu’un a un pouvoir sur l’autre et que son comportement est basé sur la peur ou la négativité. On a tendance à associer “climat toxique” avec des mots comme intimidation, harcèlement et insultes. Mais c’est vraiment beaucoup plus que ça ! C’est un patron qui est indisponible, constamment absent pour vous guider, vous encadrer, vous supporter. C’est aussi le sexisme, le racisme, l’âgisme, etc. »
Des climats plus propices que d’autres
Je dois avouer que de me pencher sur ce sujet ne m’est pas venu naturellement. Avant d’être dans les médias, j’ai longtemps travaillé dans le milieu de la restauration, où vous obtenez un badge d’honneur lorsque vous avez été traumatisé par un chef infernal au style militaire. Car oui, il y a des milieux qui sont plus propices aux ambiances toxiques.
Mais lorsqu’on termine un shift en cuisine, la deuxième vie peut commencer. Et pour beaucoup, ça veut dire que ça se finit au bar, avec des drinks bien forts et peut-être un peu de drogue, question de se replacer.
« Je n’étais plus capable de suivre », me dit Alexandre*. Après avoir été cuisinier dans divers restaurants pendant près de quatre ans, il a quitté l’industrie lorsque la pandémie a forcé plusieurs établissements à fermer. « Je travaillais pour un chef qui a la réputation de faire de la très bonne bouffe, mais qui terrorisait ses employés. »
« Je perds la tête dès que j’entends une sonnette de cuisine, ou une imprimante de commandes. »
Pour mieux remplir les exigences de ses supérieurs, Alexandre s’est mis, comme plusieurs, à consommer des drogues pour améliorer sa performance. « Deux Red Bull, de la cocaïne, des Concerta. Peu importe ce que ça prenait pour livrer. Et après on terminait ça au bar, et on partait juste avant d’être black out. Le lendemain, on était de retour à la job comme si de rien n’était, et on recommençait. »
Sa consommation de drogues et d’alcool devenant trop importante, Alexandre s’est résolu à arrêter après avoir quitté son emploi à la fin mars 2020. Il vit en sobriété depuis, et se sent beaucoup mieux. Toutefois, il garde des séquelles de son passage en cuisine. « J’ai encore des cauchemars de mon ancien chef. Je me demande toujours si je serai capable de performer adéquatement dans un autre milieu demandant. Je perds la tête dès que j’entends une sonnette de cuisine, ou une imprimante de commandes », lance Alexandre, avec un demi-sourire.
La pression de la performance mesurée
Ce qu’il y a d’insidieux, c’est que ce sont souvent des emplois « pour les jeunes » qui sont des milieux de travail toxiques. Comme les premières expériences dans un bureau après un stage ou une job de resto qui nous aident à payer l’université. C’est aussi beaucoup plus simple de maintenir ce genre de climat avec des employés qui ont peu d’expérience, de recours ou de connaissance de leurs droits.
Julien* sortait de l’université lorsqu’il a été engagé dans une petite agence web. Très sollicitée en raison des bas prix de ses services, la compagnie exerçait une pression terrible sur ses employés. Elle avait notamment recours à des pratiques douteuses, comme engager de jeunes travailleurs étrangers qu’elle sous-payait, en leur rappelant que leurs permis de travail les gardaient rattachés à la compagnie.
« On devait toujours être en train de compter notre temps en travaillant, et nos performances étaient surveillées. »
« Les employés avaient des horaires de fou, mais surtout, les attentes envers nous étaient complètement irréalistes: pour les rédacteurs, on avait seulement 2h30 pour rédiger les articles des clients, incluant la recherche, la révision, les suivis avec le client. Et on devait en rédiger trois par jour », se souvient Julien.
Comme beaucoup de compagnies, l’agence utilisait un programme appelé Tick pour compter les heures des employés et le temps passé sur chaque projet. Inévitablement, les employés dépassaient les heures allouées aux projets, mais n’étaient pas mieux rémunérés. « On devait toujours être en train de compter notre temps en travaillant, et nos performances étaient surveillées. C’était vraiment anxiogène de constamment dépasser le temps qui m’était alloué, je me sentais toujours inadéquat, et je faisais des heures supp’ tous les jours pour éviter des pertes d’argent à l’entreprise. »
Julien a fini par se rendre compte qu’il y avait une raison pour laquelle tous les employés quittaient l’entreprise après quelques mois. L’an dernier, au bout du rouleau, il a fini par démissionner. Il a toutefois mis un certain temps à surmonter les conséquences du stress qu’il a subi. « Aujourd’hui, je vais beaucoup mieux, mais pendant plusieurs mois, j’avais un gros problème avec le temps : je surveillais toujours l’heure, je ne pouvais jamais être satisfait de comment je passais chaque minute. J’ai réalisé plus tard que cette obsession envers le temps était directement liée à mon expérience à l’agence et à la façon dont ils utilisent Tick. »
Un autre mal générationnel ?
Ça me porte à me demander si c’est un problème générationnel. Est-ce que les gens de mon âge sont plus sensibles, moins performants et résilients que nos aînés ? Ou est-ce qu’on a simplement une plus grande conscience sociale, qui nous rend moins tolérants aux comportements toxiques ?
Depuis 2017, les histoires de patrons, de profs ou de célébrités qui encouragent un climat toxique pour régner d’une main de maître abondent.
Dans tous les cas, Bruno Lussier m’assure que nos sentiments sont valides et vérifiables. « On en parle plus depuis quelques années, donc ça semble sortir d’un phénomène récent. Mais ça a toujours été là, mais c’était plus tabou, donc on en parlait moins », me confirme-t-il. « C’est peu documenté, mais si on regarde dans les dernières années, depuis la première vague de #MeToo, on voit de plus en plus de gens se faire dénoncer sur leur environnement de travail toxique. On peut penser à l’ancien patron d’Ubisoft, ou encore la gouverneure générale Julie Payette. »
En effet, depuis 2017, les histoires de patrons, de profs ou de célébrités qui encouragent un climat toxique pour régner d’une main de maître abondent. Dans un monde de constante stimulation et d’instantanéité, jamais le monde du travail n’a ressenti une si grande pression de performance.
Comment s’en protéger et comment guérir
Il faut tout de même savoir que ces situations peuvent être évitables. Déjà, il faut connaître ses limites personnelles et savoir les respecter.
Il ne faut pas minimiser l’importance de discuter avec ses collègues. Si vous ressentez une trop grande pression au travail ou que vous avez le sentiment que le climat du bureau s’envenime, il faut en parler. Vous n’êtes probablement pas la seule personne de l’entreprise à vous sentir comme ça.
Si un environnement professionnel devient invivable, des organisations gouvernementales sont aussi là pour vous aider. En France, les travailleurs peuvent avoir recours aux services des Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS).
Le silence et la complaisance de personnes clés dans l’entreprise peuvent faire couler le navire.
Selon Bruno Lussier, la communication est l’outil le plus efficace pour se protéger de telles situations. Le silence et la complaisance de personnes clés dans l’entreprise peuvent faire couler le navire.
« Le fait qu’on en parle, c’est déjà une très grosse étape. Tous les types d’intimidation, il faut les condamner haut et fort. Et si on fait ça dans le milieu de travail, on laissera beaucoup moins de place pour créer un environnement toxique. »
*Les prénoms des intervenants ont été modifiés, par souci d’anonymat.