A Lille, il y a un immense tag sur le mur d’un nouvel espace dédié au sport : « être vieux sans être adulte », comme dans la chanson de Jacques Brel. On le voit bien depuis le périph ‘. Je l’ai encore aperçu, bien que sa disparition soit programmée par les propriétaires des lieux, en allant m’installer à mon « bureau ». Maintenant, je n’ai plus besoin de travailler chez moi, c’est moi qui vais travailler ailleurs. J’ai installé mes petites affaires au Bazaar, côté atelier. C’est plutôt chouette d’être entourée d’artistes, des graphistes, couturières, dessinateurs, bricoleurs. Il paraît que les cerveaux travaillent mieux dans ce genre de lieux partagés. C’est comme une friche industrielle mais pas friche. Ça sent la récup’, l’économie circulaire.
C’est mon premier bureau à moi toute seule de grande qui essaie de se débrouiller. Mes capacités de concentration, mon temps de travail, mes moyens sont limités, mais, hélas, pas mon imagination, et mes envies. Ça bouillonne dans ma tête. Marie Zabiego m’a proposé de travailler au Bazaar, c’était une occasion de quitter ma chambre et ma passion de la procrastination pour aller dans un vrai endroit avec des vrais gens qui travaillent pour de vrai. Et d’essayer de concrétiser certains projets.
Je l’ai déjà fait par le passé, d’avoir un bureau, un emploi, un contrat de travail à durée indéterminée, et je parle de ce passé professionnel dans mon Patreon (abonnez-vous, ça m’aide à payer le loyer de mon atelier). Mais là, ça fait quelques années que j’essaie, malgré les soucis et la maladie, de travailler en free-lance, puisque de toutes façons ça a l’air de sauver l’économie, il paraît (et on disparaît des listes de chômeurs, c’est bien pratique).
Travailleur indépendant. Micro-entreprise. Je ne sais pas, ça fait vachement adulte, non ? J’ai déjà eu des responsabilités, j’ai géré une équipe, j’ai été manager (pas loin d’avoir été la pire, quand même). Mais là, j’ai l’impression d’avoir passé une étape supplémentaire dans ma vie de grande. J’en reviens à la citation de départ : peut-on « être vieux sans être adulte » ? Qu’est-ce qui vaut mieux, d’ailleurs ? Être vieux ou être adulte ? Est-ce que ce n’est pas pire d’être adulte sans être vieux ? C’est fou qu’à 43 ans, alors que j’élève seule deux enfants, que j’ai eu mon petit lot d’histoires persos pourries, des expériences à la limite d’être traumatisantes, je me sens encore si peu adulte, voire immature. Pourtant, je gère. Alors pourquoi, à 43 ans, j’ai encore l’impression de ne pas être légitime en tant qu’adulte ? Et combien de temps cela va durer ?
Par exemple, je m’émerveille chaque jour d’avoir obtenu mon permis de conduire alors que c’était il y a 18 ans. Je suis épatée d’avoir mis au monde deux enfants merveilleuses. Et qu’elles grandissent à peu près correctement. Dans combien d’années je vais réaliser que c’est absolument commun et que je ne mérite pas une médaille dès que je remplis (et envoie dans les temps) la déclaration d’impôts, le dossier d’inscription à l’école ou que je cuisine équilibré ? Parce qu’au fond de moi, et c’est ça qui cloche, il y a encore une ado pas très sûre d’elle qui regarde ses grandes sœurs avec envie et qui rêve de devenir une grande personne aussi cool qu’elles. Tout en rejetant complètement les responsabilités que « grandir » signifie.
Être adulte, c’est faire plein de trucs chiants, genre gagner sa vie, se soigner, s’occuper de ses enfants ou de son chien ou de son chat, faire le contrôle technique de sa voiture à temps. Être vieux, c’est perdre des facultés physiques, intellectuelles, devenir seul.e, voir les gens tomber malades et mourir. J’imagine que l’adulterie, pour Jacques Brel, c’est devenir bourgeois, et que la vieillesse ressemble plus à l’enfance. Sa chanson parle de deux amoureux âgés qui n’ont plus rien à se prouver et qui peuvent maintenant lâcher prise, comme qui dirait. Jacques Brel ne devait pas beaucoup aimer l’idée d’être raisonnable. Être adulte, c’est quand même beaucoup ça, être responsable et réfléchi. Et ça l’air barbant mais ça offre aussi pas mal de libertés. Pas seulement la liberté de choisir quel film regarder le soir, si on va se prendre une méga cuite un samedi ou se coucher à 21 heures, ce n’est pas que dépenser ses sous comme on veut, réserver des vacances ou décider de s’enfermer une semaine sous sa couette. Non, être adulte, c’est aussi prendre des décisions importantes. Par exemple : voter. Si ma fille de six ans et demi devait voter, elle choisirait soit Soprano, soit Gims, soit le père Noël. Sa sœur de quatre ans et demi choisirait « le pouvoir de la glace et le pouvoir de la neige » (enfin Elsa et Anna, la Reine des neiges quoi !).
Même si je suis pleine de tatouages, que je ne gère pas bien mes sous, je me sens assez adulte et responsable, donc chiante, mais tant pis. Finalement, être adulte, c’est sans doute se dire « je suis casse-pieds mais je ne vais pas faire n’importe quoi sous prétexte que je veux rester cool ». Enfants ou non, on a tous des responsabilités. Vis-à-vis de soi, des autres, de la société. J’entends par là : ne pas conduire dangereusement, ne pas voter facho, être écolo (je schématise vie fait, hein, t’as vu).
Au final, être vieux, c’est avoir fait tout ça après avoir travaillé jusqu’à au-moins 65 ans pour des miettes. Mais, tu n’as plus tes responsabilités chiantes, enfin en partie. T’es pas obligé.e d’aller au boulot, de supporter des collègues, a priori tes enfants sont grands et ce sont eux qui te filent un coup de main désormais.
Les générations précédentes (et les politiques) nous ont bassiné avec la « valeur travail » et le fait de se sentir « utile », « productif », et le bouleversement de ses valeurs, bouleversement loin d’être totalement digéré par la société et le système en général, a sans doute pas mal perturbé des esprits à la fois rebelles et fragiles comme le mien. Mes parents représentaient la norme hétéro-patriarcale de leur époque, qui était déjà différente de celle de leurs parents. Pas mal de trucs ont changé, on est loin d’avoir tout révolutionné, mais tout de même, c’était sans doute plus simple de ne pas suivre les pas de ma mère (avec le tout respect que je lui dois) pour moi, même si je ne me sens toujours pas légitime (c’est pour ça que je parle de « fragilité », je suis ravie de ma vie mais je ne peux pas m’empêcher de me demander qu’elle aurait été ma vie si j’étais née quelques générations plus tôt : aurais-je suivi le chemin tracé des jeunes filles d’alors ?).
Suis-je adulte ? Suis-je vieille ? Suis une grosse coincos reloue autoritaire ? J’ai interrogé mes filles, le résultat du sondage c’est « oui », mais 100% des personnes interrogées ont ri quand je leur ai fait des bisous prout sur le bidou.