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Quand je suis héroïque

Les Carnets de Dorothée Caratini.

Par
Dorothée Caratini
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Je suis héroïque. Je suis une héroïne. Comme tous les parents, mais sans doute plus les mères, et sans doute encore plus les mères isolées.

J’élève seule deux enfants de maintenant six ans et demi et quatre ans et demi, depuis quatre ans. Mon aînée est aveugle de naissance et présente des troubles du spectre autistique. Je croise les doigts car son épilepsie, elle, se fait discrète depuis un peu plus d’un an. Je suis suivie pour une bonne vieille dépression qui me poursuit depuis un burn out bien sévère il y a quelques années et qui, étrangement, a refait surface il y a deux ans, ou trois, ou quatre, je ne sais pas, elle va et vient en tambourinant à ma porte aussi fort qu’elle le peut. Elle vit sa petite vie, quoi.

Je les élève. Je les fais grandir. Je m’émerveille de leur joie, de leur imagination, de leur entre elles et pour moi, de leur capacité d’adaptation, de leur humour.

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Eh ben, ouais, de fait, je suis une héroïne. Mes deux filles et moi sommes bien en vie, elles surtout elles sont très vivantes. On me dit souvent qu’elles ont de sacrés caractères. L’énergie qu’elles dépensent en une journée permettrait de faire tourner une ville moyenne pendant un an. Moi, je suis là, je nettoie les cacas ou vomis accidentels dans le bain, les nez qui sont trop plein, la prothèse oculaire de ma grande, je tartine de crème l’eczéma de ma fille. Je cuisine, éduque, ris, console, cajole, joue, chante, danse, nage, lis, conduis mes filles. Je les élève. Je les fais grandir. Je m’émerveille de leur joie, de leur imagination, de leur entre elles et pour moi, de leur capacité d’adaptation, de leur humour.

C’est une médaille d’or que je partage avec tous les parents solos qui vivent le plus souvent dans la précarité, le silence, la solitude.

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C’est mon travail. Je ne mérite pas de félicitations. Ce n’est pas un concours, mais moi, personnellement, je me trouve héroïque. Personne ne viendra me donner de médaille, alors je me la glisse autour du cou. C’est une médaille d’or que je partage avec tous les parents solos qui vivent le plus souvent dans la précarité, le silence, la solitude.

Ces quatre dernières années, il y a eu tout un tas d’événements, de crises, d’aventures. Elle n’était pas drôle, cette fois où vers trois ans, ma fille a fait une crise d’épilepsie dans la rue en revenant de l’école, que j’ai dû la porter jusqu’à chez moi, pour y attendre les pompiers. Avec sa sœur à la crèche, qu’il fallait récupérer. Et ce n’était l’aventure du siècle, oh non, l’opération de mon aînée (encore elle, elle a un karma en miettes ou quoi ?) et ses quatre-vingts points de suture sur le crâne. Les varicelles, les grippes, la pandémie de Covid, les dents qui tombent, la gastro qui revient aussi souvent que les fashion weeks, les questions existentielles (« Mais papa, je pourrai le voir quand il ne sera plus mort ? »), les tracas administratifs (le combo Caf-MDPH), le manque de fric : quand je vais me coucher, je ne sais jamais quel goût aura la merde sur la tartine du lendemain matin mais c’est sûr que ça va sentir mauvais (c’est une image, nos matins sont plutôt paisibles).

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Comme toutes les héroïnes, j’ai une part d’ombre. J’ai donc une dépression à faire pâlir d’envie Bruce Wayne (désolée, gars, on n’a pas les mêmes traumas, file-moi ton compte en banque si ça peut te soulager). Je suis en situation de handicap, à cause de cela. Je suis épuisée très vite, j’ai peu d’énergie, je me fatigue vite. J’aimerais retrouver mon allant d’avant, mais la vie m’a un poil écrabouillée. Je manque de patience, je m’énerve vite, mon humeur est changeante, je suis souvent trop exigeante, avec moi, avec les autres. Je crie, je frappe de la main sur la table. Je peux être brusque. C’est : nul. Oui, j‘ai lu Catherine Gueguen (du coup, je me sens la pire mère du monde, je panique encore plus, à quel point ai-je abîmé leur cerveau ?). Mais aussi Aude Sécheret et Vincent Joly : je cherche un équilibre.

Pas le droit de lambiner, pas le droit de réfléchir, parce que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt et traversent la rue pour trouver un travail. Un vrai, hein, pas « mère ».

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Alors si je déconne avec les filles, et bien j’explique, je discute, je console, et on continue. Mon super pouvoir c’est de ne pas avoir peur de demander de l’aide. Je suis entourée. J’ai des ami.e.s en or massif. Des docteurs et des médecins et des assistantes sociales. La dureté de la vie et son cortège de paperasse à remplir plombent le quotidien, tout comme les injonctions de la société. Faut jongler entre prendre du temps pour soi (un luxe), les tâches quotidiennes (je veux bien faire du sport mais qui va vider ce fucking lave-linge ?), le travail (quand je peux, quand j’ai au moins trois heures d’affilée devant moi)… Pas le droit de lambiner, pas le droit de réfléchir, parce que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt et traversent la rue pour trouver un travail. Un vrai, hein, pas « mère ».

Je frappe aux portes, je tente le coup. Parfois, je manque de vitamines et neurones disponibles pour entamer des démarches longues et compliquées, mais je m’y colle toujours à un moment ou à un autre. Parce que mes filles méritent d’aller bien. J’ai ce pouvoir-là, c’est un privilège.

Je suis héroïne parce que je me lève le matin, et que je ne suis pas morte. Je suis héroïne parce que j’entends tous les jours les hommes politiques aligner des contre-vérités et proposer des solutions à côté de la plaque. Je suis une héroïne parce qu’il y a quatre ans, il y avait un mort pendu dans ma salle à manger, que c’était le père de mes filles, que c’était mon amour, et cette tragédie ne m’a pas rendue plus forte mais ne m’a pas tuée.

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Même si je fais mal, même si j’en fais trop, même si je suis trop intense, mes filles et moi méritons des médailles et surtout plein de bisous.

(au bout du roul’ mais toujours vivante, toujours debout)