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Quand je checke mes privilèges

Les carnets de Dorothée Caratini.

Par
Dorothée Caratini
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Non pas que je nie la réalité de mes situations. Mes situations ? Bah oui : professionnelle, personnelle, familiale, financière, ça fait plusieurs situations. Disons que, globalement, je suis épuisée par un quotidien fait de tâches domestiques, administratives, familiales non partagées. J’aime mes filles « grand comme ça », mais j’ai parfois le sentiment que ma vie à moi est finie.

Je suis dépressive chronique, il m’est impossible de travailler dans un bureau, j’ai des troubles anxieux. Je n’ai pas le droit de tomber malade (qui va s’occuper des filles ?), je galère avec les sous, mes filles me réclament leur attention H/24, on n’a pas une semaine sans un rendez-vous médical qui plombe au minimum une demi-journée. Ma fille aînée est porteuse d’un handicap assez lourd, ça demande des aménagements supplémentaires. Je passe mon temps à ranger, nettoyer, vider, trier, laver, cuisiner, etc.

Je dois évacuer le souvenir de ce jour-là, le traumatisme de ce corps pendu sans vie dans ma salle à manger.

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Et pèse sur mes épaules la culpabilité de ne pas avoir été présente comme il fallait pour mon conjoint qui a décidé de mettre fin à ses jours en décembre 2017. Je dois évacuer le souvenir de ce jour-là, le traumatisme de ce corps pendu sans vie dans ma salle à manger si je veux survivre au quotidien et élever mes filles dans la joie et la bonne humeur, en toute bienveillance. C’est du travail, j’vous jure.

Malgré ce scénario digne d’un drama de l’après-midi sur M6, je reconnais des « avantages » à ma situation. D’abord, puisque je vis seule, sans co-parent ni coloc, je gère comme je l’entends. Ma salle de bains n’est pas toujours nickel, je peux mater les séries ou films que je veux le soir en brodant ou jouant à Candy crush et personne ne me fait de remarque. Je décore à ma manière (du coup, c’est un peu chargé, entre le cabinet de curiosité et la crèche, dirons-nous). J’ai super confiance en ma babysitter qui peut garder mes filles une soirée. J’arrive même à sortir de temps en temps. J’organise mon temps de travail en fonction de mon quotidien et de ma charge mentale, mais pas en fonction du travail d’un autre adulte qui aurait ses propres contraintes. Je ne me dis jamais « qu’est-ce qu’aurait fait le père des filles ? » Je suis là, c’est moi qui décide, je n’ai pas besoin de chercher une validation. J’apprends à me faire confiance sur mes choix d’éducation. Personne ne vient me dire « oui, mais vous les femmes, vous avez ci et ça, nous les hommes gnagnagna ».

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Je n’ai pas à m’occuper d’un adulte en plus. C’est un sacré avantage. Je ne me demande jamais à quelqu’un si je peux faire ça, ou aller là. J’ai une liberté d’esprit en plus. Le père de mes filles était au poil, hein. Mais je sais bien que c’est loin d’être ainsi dans tous les foyers.

C’est encore bien trop souvent le règne du patriarcat. Suffit de voir comment on félicite les « nouveaux papas » qui nettoient l’évier une fois par semaine et qui connaissent deux programmes sur le lave-linge.

Être seule, cela signifie ne pas avoir chez moi une personne violente, inutile, agressive, maltraitante. Qui ne connaît pas les traitements médicaux de ses enfants, les horaires de l’école, qui gueule tout le temps. Là encore, je ne dis pas que c’est comme ça partout, mais on ne va pas se mettre des oeillets. C’est encore bien trop souvent le règne du patriarcat. Suffit de voir comment on félicite les « nouveaux papas » qui nettoient l’évier une fois par semaine et qui connaissent deux programmes sur le lave-linge. Là encore, je parle de ce que je connais : les familles hétéros.

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Autre avantage, d’ailleurs, pendant que j’y suis : présenter un visage traditionnel. Une famille hétéro, blanche, cis. Et c’est dégueulasse que ça soit plus facile. Je ne rencontre pas le racisme, l’homophobie, la transphobie (on a quand même notre part de validisme, hein).

J’ai le privilège de venir d’une famille « qui ». Pas suffisamment pour éviter de solliciter des renforts à l’extérieur, mais je ne vois pas bien pourquoi ma famille, qui vit à 300 bornes, devrait nous prendre en charge alors que ses membres doivent aussi assumer leur propre vie.

J’ai aussi, depuis longtemps, pris la décision de demander de l’aide. Et je trouve que c’est un privilège d’avoir réussi à me débarrasser des préjugés sur ce sujet-là. Rien à foutre de ce que je représente pour certain.e.s. Être faible, être une « victime », avoir « honte » parce qu’on a fait appel aux services sociaux ? Nope. Ma famille a des besoins spécifiques que je ne suis pas en mesure d’assurer. Ma santé mentale ne le permet pas. Mon portefeuille non plus. Je n’aime pas spécialement me taper la paperasserie et on peut dire que ça tombe bien, vu toute celle à laquelle je dois faire face, et c’est un privilège que de pouvoir la remplir à peu près seule et d’avoir réuni autour de moi des personnes compétentes pour me répondre. Les assistantes sociales qui nous suivent sont des soutiens précieux, par exemple, et les médecins aussi. Et puis y’a tous.tes les ami.e.s qui nous filent le coup de main. Là encore, c’est un privilège.

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Je ne me lève pas le matin en chantant « tout est super génial » comme dans le film Lego (d’ailleurs, sans vouloir spoiler, le héros se rend compte que tout n’est pas vraiment super génial tout le temps), surtout quand il est 6 heures, parce que ma fille a son taxi pour aller à son école loin pour les enfants déficients visuels. Je chante plutôt « c’est un peu compliqué, mais parfois un peu de temps en temps super géniiiiial », et ça, c’est un privilège.