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N’importe quel parent, à peu près normalement constitué, qui a plusieurs enfants, espère ne pas en favoriser un plus que l’autre. Accorder autant attention, d’amour, de soins, de bisous et de séances de rigolades. Égalité ! Sauf que ce n’est pas toujours aussi simple, et que même si on les aime autant, parfois, il vaut se démener plus pour l’un que pour l’autre. Et quand on est mère isolée, on aimerait à l’occasion disposer d’un deuxième soi, d’un clone, d’une jumelle pour être une « mère suffisamment bonne » pour chacun de ses mômes.
J’ai deux filles, donc. L’aînée a sept ans. La deuxième a cinq ans. Je les élève seule depuis qu’elles ont environ deux ans et demi, et cinq mois. Ma grande fille est née avec un handicap assez « lourd » : elle est aveugle. Elle a une anophtalmie à gauche (absence de globe oculaire) et une microphtalmie à droite (son œil n’a pas grandi, il est atteint de malformations diverses, le nerf optique est atrophié). Elle a une prothèse oculaire à droite, à gauche une bille dans l’orbite qu’on ne voit pas (sa paupière ne peut pas s’ouvrir). Elle ne voit rien. Pendant une certaine période, à peu près de ses deux ans à ses six ans, elle a fait des crises d’épilepsie. Elle a aussi des troubles de l’attention, de la communication, et un trouble du spectre autistique en cours de diagnostic. Ses déplacements à pieds sont compliqués à cause de sa cécité. Elle a aussi un souci dentaire. Elle a donc un suivi médical assez costaud : neuro-pédiatre, kiné, orthophoniste, psychologue, pédopsychiatre, oculariste, plus les activités annexes mais qui se déroulent sur son temps scolaire : locomotion, ateliers avec des instructrices AVJ (activité de vie journalière). Et aussi la danse, la musique, la musicothérapie, à côté.
Mais l’une comme l’autre sont accrochées à moi comme un chat à sa pâté, comme un vieux politicard à son mandat.
Ma deuxième, elle, à part un goût assez prononcé pour les cascades qui fait frémir mon petit cœur (qui vieillit trop vite), tombe rarement malade. Sauf quand elle a un bon 40 degrés de température, mais elle se remet vite. Comme sa sœur, elle bénéficie des suivis de base, bien entendu, le petit point santé annuel chez le généraliste ou le pédiatre, les vaccins, le dentiste. Elle fait aussi de la danse et de la musique, elle aime voir des copines et des copains, aller écouter des concerts, aller à la piscine. Le fait est que je passe moins de temps avec elle. Que je dois la laisser à la garderie, ou avec une aide à domicile qui vient parfois nous aider (quelques heures par semaine, si j’étais croyante je prierais pour elle, c’est une personne formidable), ou à des ami.es, voire à de la famille (par exemple lorsque sa grande soeur a été hospitalisée quelques jours). Et que certaines activités qu’elle aime faire sont rares (aller au cinéma, par exemple).
Elle ne me reproche rien, elle n’en veut pas à sa sœur. Je ne reproche rien à sa sœur. C’est notre rythme, notre vie, je lui explique comme je peux, elle est vive. Mais l’une comme l’autre sont accrochées à moi comme un chat à sa pâté, comme un vieux politicard à son mandat, comme mes rides à mon visage. Si l’une monte sur mes genoux, l’autre réclame la même chose. Et je ne peux pas avoir les deux enfants en même temps sur mes genoux, car elles se battent pour avoir les deux genoux, voyez-vous. Cette histoire de rendez-vous médicaux à foison me fait le même effet, je ne peux pas accorder mes genoux à tout le monde en même temps. Est-ce que cela aura un effet dans le temps ? À leur adolescence ? Comment gérer les différences d’autonomie qui deviennent de plus en plus flagrantes avec le temps ? (Accessoirement, est-ce que moi aussi je pourrai avoir des genoux sur lesquels m’assoir pour me consoler de tout cela ?). Je ne veux pas que le handicap de l’une devienne un poids, une tare, une honte ou une gêne pour l’autre, cela ne devrait pas être la question. Oui je suis parfois moins disponible pour l’une que pour l’autre, mais j’essaie de compenser en offrant d’autres moments de complicité qui nous appartiennent.
La pédagogie, les explications, l’amour, est-ce que cela suffira ?
La pédagogie, les explications, l’amour, est-ce que cela suffira ? Est-ce que cette « inégalité » (qui n’en est pas une, il s’agit surtout d’une forme d’équité) sera comprise par ma petite fille ? Mon aînée ne bénéficie pas du privilège de passer plus de temps avec moi, elle se passerait facilement de tous ses rendez-vous, de se faire examiner par plein de spécialistes, de connaître les termes « tensiomètre » et « stéthoscope » assez bien pour les épeler correctement.
Je dois essayer de capter les bons moments, de faire preuve d’une empathie multiple, d’être là pour les deux en même temps. De saisir l’instant présent et de le capturer pour le garder comme un petit trésor. De mettre de la joie là où je le peux et tout le temps de l’amour. Je ne sais pas si l’amour est suffisant mais il fait beaucoup.