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Quand est-ce que ça a arrêté d’être cool d’haïr Nickelback ?
Le groupe rock canadien Nickelback n’a jamais eu de problème de popularité.
En vingt-huit ans de carrière, ils ont vendu plus de 50 millions d’albums et fait plusieurs fois la tournée des grandes scènes à travers le monde. Les membres du quatuor vivent le rêve de tous les petits gars capables de jouer quatre accords à la guitare. À quelques détails près.
Car Nickelback a toujours eu un problème d’image.
Issu de la vague post-grunge de la fin des années 90 où la planète avait une inexplicable soif de rock alternatif joué par des gars à l’apparence de caissiers de dépanneur, leur son radiophonique et calculé leur a gagné un auditoire dont la musique n’est pas une passion. Les fans de Nickelback écoutent la musique qui passe à la radio et ne passent pas des heures à rechercher de nouveaux artistes sur Reddit. Pas que ce soit une mauvaise chose, mais l’intelligentsia musicale leur en a toujours voulu d’avoir connu un succès monstre avec des chansons ordinaires.
Ç’a longtemps été cool d’haïr Nickelback et de faire des blagues sur la qualité de leur musique. Des accusations de misogynie latente contre leur chanteur Chad Kroeger ont contribué à fortifier cette hostilité culturelle. Jusqu’au jour où graduellement arrêter d’haïr Nickelback a aussi commencé à être cool. Aucun décret public n’a été prononcé. Ce n’est pas devenu cool d’aimer le groupe comme c’est devenu cool d’aimer leurs contemporains Limp Bizkit non plus. c’est juste arrivé comme ça, il y a quelques années.
Vendredi, le documentaire entériné par le groupe Hate To Love : Nickelback est sorti.. Une initiative qui semble alignée avec les efforts médiatiques de réhabilitation publique que multiplie Chad Kroeger depuis un moment déjà, mais est-ce que ce ne serait pas un peu tard ? Qu’est-ce que Nickelback souhaite accomplir au juste avec un documentaire qui semble, comme eux, juste un peu dépassé par le train culturel ?
La méthode Taylor Swift
« Un documentaire, c’est une forme de narration », m’explique Caroline Lacroix, professeure en marketing à l’ESG UQAM et experte en image de marque. « C’est un outil qui permet de se réapproprier une histoire et à se positionner. »
Taylor Swift, toujours à la fine pointe du marketing 2.0, avait tenté le pari en 2020 avec Miss Americana, qui abordait plusieurs sujets auxquels elle refusait de répondre traditionnellement en entrevue. Ça avait été un franc succès qui avait fait taire plusieurs controverses à son sujet et préparé le terrain pour son album Folklore dans lequel elle amorçait un virage musical plus adulte et moins pop.
« Si ça a déjà été cool de détester Nickelback, c’est parce que c’était la norme. C’était une forme de contre-culture », raconte Pablo Stevenson, consultant en culture numérique. « Nickelback, une espèce de monolithe qui était partout et nulle part, à la radio, dans les médias, etc. C’était une réaction à ça. Sauf que la réaction est éventuellement devenue la norme. Nickelback est devenu le punching bag d’une génération. La réaction contre-culturelle est alors devenue de trouver la haine de Nickelback simple et nulle. »
En devenant « la norme », le mépris pour la musique de Nickelback est devenu exploitable pour le groupe d’un point de vue marketing. Parce que tout discours n’a rien à voir avec la musique du groupe et tout à voir avec leur présence dans le discours culturel.
« En participant eux-même au documentaire, le groupe met un visage sur cette tension-là. Des émotions aussi. Le documentaire favorisera probablement une image plus positive, humaine du groupe, ainsi que de la sympathie auprès des différents segments de la société. Je pense que l’impact d’un tel documentaire fera en sorte que les commentaires négatifs au sujet du groupe dans les réseaux sociaux auront significativement moins de résonance et d’impact qu’auparavant », continue Caroline Lacroix.
Elle m’explique qu’historiquement, en termes de marketing et de gestion d’image, un visage humain apporte une plus grande perception d’honnêteté et d’authenticité qu’une marque ou un produit.
C’est quand même tard pour mettre un tel train en marche. Assez pour que je me pose des questions. Je me rappelle qu’en 2012, lorsque je travaillais dans un centre d’appel, je roulais les yeux quand mon superviseur faisait des blagues de Nickelback. Pourquoi donc sortir un documentaire maintenant alors que l’image du groupe est déjà à moitié réparée ? Est-ce qu’il y a quelque chose que Chad Kroeger ne nous dit pas ?
Le temps, la nostalgie et les choses qui s’arrangent
« La nostalgie, c’est très fort. Ça peut accomplir des miracles », précise Pablo Stevenson lorsque je le questionne sur le timing du projet. « On remarque depuis un certain temps une nostalgie non pas musicale, mais pour les époques révolues. Avec le recul, Nickelback est devenu symbolique d’une époque plus simple où l’internet ne prenait pas une si grande place dans nos vies. Une époque, vue à posteriori, de plaisirs plus simples. »
Pablo m’explique que le temps joue presque toujours en la faveur d’artistes lorsqu’ils sont critiqués principalement sur une base esthétique. Que la création d’un plaisir culte ne se crée pas auprès de la génération qui a vécu le succès d’un artiste en temps réel. « Bien sûr, c’est différent si un artiste a été cancel pour des accusations de racisme, de harcèlement ou quoique ce soit dans le genre, mais le temps génère une nouvelle audience avec une perspective différente sur leur œuvre. On a qu’à penser à Manau. La génération Z s’extasie sur La tribu de Dana parce que le débat sur “l’intégrité du rap” n’est plus de leur époque. »
Caroline Lacroix abonde dans le même sens. « C’est sûr qu’un documentaire dans le genre va créer des ponts avec de nouveaux auditoires. Ils vont investir un nouveau médium où ils vont pouvoir raconter leur histoire eux-mêmes au lieu de laisser ce pouvoir-là aux médias. Ça va peut-être aussi réconcilier certains fans avec les histoires de paroles misogynes en voyant des êtres humains peut-être un peu maladroits, mais sincères se livrer à l’écran. »
La raison pour laquelle Hate to Love: Nickelback paraît si tard dans l’histoire du groupe est simple : le mépris pour leur musique est désarmé.
Bien que Pablo Stevenson soit d’accord avec moi sur le fait que le timing du projet est très tardif, il précise qu’il ne faudrait pas croire que ce n’est pas’ un choix délibéré. « La maladresse équivaut très souvent à l’honnêteté et l’authenticité pour plusieurs audiences. C’est peut-être voulu de saisir cette opportunité alors qu’il n’y a plus d’enjeux. Nickelback a toujours été critiqué pour son authenticité en rapport à ses chansons très faciles et formatées pour de la consommation de masse. Ils ont clairement quelque chose à gagner à avoir l’air un peu en retard. »
Le discours culturel autour de Nickelback a déjà changé. Si vous effectuez une recherche Google avec le nom du groupe, les articles que vous trouverez seront déjà plus empathiques et nuancés qu’ils ne l’ont jamais été. Hate to Love: Nickelback arrive donc au bon moment, car c’est l’occasion ou jamais de faire basculer la perception du groupe en leur faveur. Et tout indique que ça risque de fonctionner.