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Poverty Porn : quand on offre la pauvreté en spectacle
On voudrait tous (à part les milliardaires) aider les gens dans le besoin. Si vous êtes comme moi, quand vous passez à côté d’une personne qui fait la manche, vous avez toujours un petit pincement au coeur, d’autant plus que personne ne traîne de monnaie dans ses poches depuis 2008.
Par contre, imaginez que, par miracle, vous avez une petite pièce dans vos poches (auquel cas, vous êtres probablement vieux, serveur ou dealer de drogue, parce que je ne connais personne d’autre qui traîne du cash) et que vous décidez d’aider une personne qui mendie. On s’entend tous que ça serait super bizarre de vous dépêcher d’aller dire à tout le monde que vous croisez : « Hey, je viens d’aider une personne dans le besoin ! Tu m’aimes ??? ».
Pourtant, de nombreux influenceurs de tout acabit le font régulièrement sur les réseaux sociaux, sans qu’on sourcille.
Petite incursion dans l’univers du poverty porn.
Le poverty porn, c’est quoi?
Le concept de poverty porn est apparu dans les années 80, alors que les oeuvres caritatives se sont mises à utiliser des images choc pour… ben, choquer la population et l’encourager à faire des dons.
Si vous avez vu des docus qui passaient des heures à nous montrer des enfants au ventre gonflé qui peinaient à chasser les mouches qui les harcelaient, vous avez pas mal saisi le concept.
Attention, ça partait sûrement d’une bonne intention : on vous dit pas d’abandonner votre enfant parrainé en guise de protestation.
Mais avec l’arrivée des réseaux sociaux, le poverty porn a pris un nouveau visage. Aujourd’hui, c’est sur Instagram et TikTok que le bal de l’exploitation de la pauvreté a lieu.
Combien de fois avez-vous vu un YouTuber se filmer en train de donner de l’argent à une personne sans domicile en larmes ? Combien de vidéos de TikTokers faisant une énorme commande dans un fast-food pour aller distribuer des hamburgers dans un coin défavorisé de Los Angeles ?
Tout ça n’est pas sans conséquences : avec le temps, on s’est rendu compte que le poverty porn avait également ses effets pervers. Voici quelques exemples pour mieux comprendre à qui ça profite vraiment, de mettre la pauvreté en spectacle en ligne.
Le cas Johnny Bobbitt Jr.
Vous avez peut-être entendu parler de l’histoire de Johnny Bobbitt Jr, un vétéran américain vivant dans les rues de Philadelphie. Un soir, le couple formé de Katelyn McClure et Mark D’Amico, roulait dans un quartier mal famé quand ils ont manqué d’essence.
Bobbitt s’est alors approché de leur voiture, leur disant de rester barricadés parce qu’il s’agissait d’un coin dangereux. Il aurait alors utilisé ses derniers 20$ pour leur acheter de l’essence et permettre au couple de retourner chez lui sain et sauf.
Ému par le sacrifice de cet homme, le couple a alors créé un GoFundMe pour aider le vétéran à sortir de la rue. L’histoire est devenue virale et 14 000 personnes ont fait des dons pour un total de 367 000$.
Une histoire touchante, non ? Non.
Cette histoire a été inventée de toute pièce. Au final, Le couple a utilisé l’argent pour vivre la grosse vie : voiture de luxe, voyage à Vegas, casino et sacs à main de luxe.
Dans ce cas-ci, on s’entend, il s’agissait d’une fraude (d’ailleurs, les acteurs ont été condamnés à la prison). Dès le départ, les intentions du trio étaient loin d’être nobles. Mais il reste que Bobbitt, McClure et D’Amico ont misé sur l’appétit du public pour les démonstrations de pauvreté afin de mettre leur arnaque sur pied.
Medusa et Patrice
Medusa, c’est une boutique de bijoux située au Québec. Si vous avez envie de vous offrir du luxe, ils offrent les Versace et Rolex. Mais c’est quoi le rapport avec la pauvreté ?
Le propriétaire, Julien Duguay, est très actif sur TikTok. Au début de l’été, l’homme d’affaires a lancé le projet « Homeless à Rolex » : une série vidéo qui le met en scène venant en aide à Patrice, un homme sans domicile fixe de la ville de Québec.
On ne jugera pas des motifs de monsieur Duguay. Peut-être était-il sincère dans ses intentions, voulant vraiment aider l’homme aux prises avec des problèmes de jeu. Mais le projet ne semble pas avoir été un grand succès : dans sa dernière vidéo avec Patrice, Duguay décide d’arrêter d’aider l’homme après avoir investi des sommes importantes pour l’aider. Après avoir suivi une thérapie pour traiter sa dépendance au jeu, Patrice est immédiatement allé jouer.
Blessé, Julien Duguay décide alors de mettre fin à l’expérience, non sans avoir filmé une importante dispute avec le sujet de l’expérience en question. Patrice en ressort avec une impression d’échec, une humiliation publique (les gens dans les commentaires se font un plaisir de dénoncer les fois qu’ils ont vu l’homme jouer quelque part dans la ville, en plus des vidéos où les gens filment à son insu Patrice en train de jouer) et un bon sentiment de culpabilité. Sûrement pas le cocktail idéal pour surmonter une dépendance.
Malgré tout, le compte TikTok de Medusa, lui, sort gagnant de cette aventure.
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Ça, c’est le graphique de la croissance des abonnés du compte TikTok de Medusa. Considérant que la première vidéo du projet « Homeless to Rolex » a été publié en juin 2024, on voit clairement les effets positifs de l’histoire au niveau de l’engagement.
Et si vous pensez que c’est une coïncidence, les vidéos « Homeless à Rolex » performent jusqu’à 2 fois mieux que la moyenne des TikToks publiés sur le compte de Medusa.
Au final, Julien Duguay prétend avoir dépensé 15 000$ au total dans cette histoire. Est-ce que ça vaut les dizaines de millers d’abonnés en plus ? Si Medusa réussit à vendre quelques Rolex de plus, peut-être que oui.
Est-ce si grave que ça?
On pourrait être tenté de dire : « OK, peut-être qu’il y en a qui se servent de la pauvreté pour gagner en succès, mais si ça nous sensibilise à des enjeux graves, peut-être que ça en vaut la peine ! ».
Attention, y a ben des effets pervers au poverty porn.
D’une part, comme le disait en interview à CNN Chester Higgins Jr., un photographe qui parcourt l’Afrique depuis deux décennies, les photos sont souvent prises sans le consentement des sujets. On devine que le consentement des gens mis de l’avant dans les TikToks produits plus près de chez nous n’est pas super clair non plus, d’autant plus qu’ils sont dans une position souvent vulnérable.
L’autre souci, c’est que ces vidéos cantonnent dans l’esprit collectif la pauvreté dans un cadre qui nous induit en erreur.
Dans son bilan, Duguay réalise en effet que le problème des SDF dépasse largement l’enjeu du manque de fonds (même s’il s’agit clairement d’un facteur important). Il y a des enjeux de santé mentale, d’accès aux ressources, de cercle social, de dépendance, et on en passe. C’est un problème aux enjeux multiples.
Malheureusement, Duguay en vient à la conclusion que les gens qui sont dans la rue le sont parce qu’ils ne veulent pas vraiment s’aider, parce qu’ils prennent de mauvaises décisions et que la pauvreté n’est pas le problème de fond.
Il y a heureusement beaucoup de voix discordantes dans les commentaires, mais de nombreuses personnes semblent appuyer ses conclusions simplistes :
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Encore une fois, l’idée, ici, n’est pas de faire le procès du propriétaire de la bijouterie. Ses intentions étaient peut-être nobles. Qui sait.
Mais ce qui est clair, c’est qu’il n’avait pas nécessairement les outils pour aider un homme aux prises avec un problème aussi complexe, et que le spectacle de la pauvreté n’aide pas toujours ses victimes.
Patrice aurait peut-être été mieux servi par une psy, surtout qu’elle n’aurait pas filmé ses rencontres pour les mettre sur TikTok.