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Pourrait-on avoir une société totalement féministe en 2034 ?
Et si on se mettait vraiment à la tâche en inscrivant le féminisme dans un véritable projet politique ? C’est ce que développe l’autrice et journaliste Léa Chamboncel, à l’origine du média féministe Popol, dans son nouveau livre Au revoir, Simone!
Dans un format original d’essai-fiction, Léa Chamboncel articule des pistes de réflexion à travers un duo fictif mère-fille mut par le militantisme féministe. Lorsque la mère (Simone) tombe dans le coma en 2026, sa fille (Monica) entreprend un travail de documentation pour pouvoir tout lui raconter lorsqu’elle en sortira. En 2034, lorsque Simone se réveille, on découvre avec elle tous les évènements qui ont eu lieu pendant son sommeil, à travers les lettres de Monica à sa mère et un tas d’autres tracts, communiqués, et coupures de journaux.
Dans cet ouvrage, Léa Chamboncel projette ses personnages dans un futur proche, très proche de notre réalité. On reconnaît d’abord notre univers politique contemporain, dans une dystopie terriblement inquiétante et légèrement exacerbée, jusqu’à ce que les féministes s’organisent politiquement et nous propulsent dans l’utopie révolutionnaire. En 2034, la société est alors guidée par un féminisme politique qui a pour objectif “d’éradiquer toute forme de domination, d’oppression et d’exploitation”.
À la veille des européennes, où l’extrême droite est sur une lancée effarante partout en Europe, pourquoi avez-vous choisi d’écrire une fiction dystopique si proche de la réalité ?
Le projet global est une utopie, et pour y aboutir je trouvais intéressant d’explorer ce qui est proche de notre réalité en faisant de la politique-fiction. C’était à la fois une façon d’alerter et d’éviter cette issue qu’on nous impose depuis très longtemps. Malheureusement, l’avancée de l’extrême droite dans notre pays se concrétise de plus en plus à tous les niveaux : idéologique, culturel, sociétal, mais aussi et surtout institutionnel et médiatique.
Ça fait des années, voire des décennies, qu’on nous rabâche que l’extrême droite va arriver et je voulais montrer qu’on peut le refuser. Dans mon livre, ça reste une fiction. Donc à nous de changer les règles du jeu et cette histoire.
“La réalité m’a dépassé encore plus vite que je ne pouvais l’imaginer.”
Quelles réactions cherchiez vous à déclencher chez les lecteur·ice·s ?
Décrire de manière dystopique ce qui pourrait arriver avec l’extrême droite au pouvoir, c’est projeter le lecteur ou la lectrice dans quelque chose qui n’est pas souhaitable, de les secouer un peu pour éviter que ça arrive. Mais aussi de montrer qu’on peut reprendre la main, à condition que l’on s’organise et qu’on agisse. D’ailleurs, ça nous pend tellement au nez qu’il m’est arrivé de voir se réaliser des choses que j’avais écrites en imaginant le pire.
Par exemple, à un moment, j’imagine que l’extrême droite arrive au pouvoir en 2027 et décide de supprimer les aides familiales pour les personnes étrangères. C’est exactement le système de préférence nationale que l’Assemblée nationale a voté quelques mois plus tard. La réalité m’a dépassé encore plus vite que je ne pouvais l’imaginer.
Pourquoi votre personnage considère que le féminisme n’a pas réussi ?
Dans ce livre, je me suis demandé pourquoi le féminisme n’avait pas abouti à un véritable projet politique, comme le socialisme par exemple, et j’ai identifié plusieurs pistes. D’une part les plus dominé.e.s socialement – les femmes, les minorités de genre, les personnes racisées, en situation de handicap, etc – ont toujours été écarté·e·s du jeu politique : les dominants maîtrisent les règles du jeu.
D’autre part, dans nos sociétés occidentales dites démocratiques, en Europe et en Amérique du Nord, il y a une prédominance du féminisme néo-libéral, qui flirte avec la promotion de soi et qui ne souhaite pas fondamentalement remettre en cause les structures de domination telles qu’elles existent dans notre société. C’est ce que Bell Hooks appelle le “féminisme blanc”: un féminisme très axé sur l’émancipation individuelle, qui s’écarte du projet politique collectif et peut parfois même reproduire des schémas de domination à l’intérieur d’organisations féministe, d’où l’importance de l’intersectionnalité.
Dans un premier temps, Monica a l’impression d’être dans l’impasse, pourtant, dès lors que les personnages parviennent à amorcer un mouvement révolutionnaire féministe, elle s’exclame : “Ça parait maintenant si simple”. Qu’est ce qui a changé entre ces deux situations?
Ce qui change, c’est l’émergence d’un système d’organisation collective avec un véritable projet politique. On ne cesse de nous dire que les changements mettent beaucoup de temps à émerger, mais ça peut aller très vite parce que les bases sont déjà là : il suffit de mettre tout ça en action. Les Espagnoles, les Italiennes ou les Latinos-Américaines ont développé un féminisme très politisé : on pourrait y aboutir assez facilement.
En France il y a un féminisme sociétal et culturel, mais le mouvement est moins structuré d’un point de vue politique. On a aussi beaucoup d’associations qui travaillent sur des pans de changements sociétaux et politiques par du plaidoyer auprès des institutions où de la sensibilisation, mais ça s’inscrit toujours dans des revendications assez spécifiques qui peinent à dépasser la défense des droits des femmes.
Je pense que si l’on veut s’inscrire dans une logique de projet de société global avec un véritable projet politique il faut qu’on aille plus loin, c’est pour ça que je propose une définition d’un projet de féminisme politique qui vise à éradiquer toute forme d’oppression, de domination et d’exploitation.
“Ce livre est aussi un appel à celles et à ceux qui ont envie. Je le présente parfois comme un petit manuel révolutionnaire, sans grande prétention.”
Une révolution féministe, c’est possible ?
Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas possible à partir du moment où tout est là. Si on veut arriver à changer les choses, en termes d’objectif il faut taper très très haut, un peu comme si c’était une boussole. S’autoriser à imaginer que c’est possible, c’est déjà agir. Je suis arrivée à l’imaginer et je ne suis pas la seule à y penser. Ce livre est aussi un appel à celles et à ceux qui ont envie. Je le présente parfois comme un petit manuel révolutionnaire, sans grande prétention.
On est tellement enfermés dans un récit dominant qui nous pousse à nous sidérer dans la peur et le ressentiment, notamment à travers les récits politiques et médiatiques, qu’on a besoin de faire un pas de côté et d’oser imaginer reprendre la main sur notre futur. Pour moi, c’est déjà très mobilisateur. Je suis hyper touchée quand les gens referment le livre et me disent : “J’y crois, je pense que c’est possible et ça m’a redonné de l’espoir”.
Vous parlez de la politique comme de quelque chose de noble, pourquoi en-a-t-on une image dégradée ?
La politique c’est vraiment se mettre tous et toutes autour de la table et se poser la question de savoir dans quelle société on veut vivre. C’est le pouvoir d’agir collectivement pour notre futur. C’est quelque chose de noble, qui a été totalement abîmé par la pratique politicienne, partisane, les enjeux de pouvoir et de domination. Si on s’enferme dans cette vision de la politique violente et excluante, on a l’impression que “l’Homme est un loup pour l’Homme” et qu’on ne peut pas faire autrement. Alors que non, on est obligés d’agir collectivement. Si on agit individuellement, nos intérêts ne vont pas forcément se croiser, il faut qu’on s’organise.
Dans votre essai-fiction, les personnages proposent de nouvelles conceptions du pouvoir et d’autres formes de gouvernance. Quelle forme prendrait le pouvoir politique après la révolution féministe ?
Dans le livre, je ne décris pas cette société féministe sur laquelle on aurait abouti car je pense qu’elle appartient à celles et ceux qui ont envie de l’imaginer. Mais j’en dresse les grands principes. On reviendrait à la définition la plus essentielle du pouvoir qui est la capacité d’agir. À aucun moment la notion de domination n’est présente, même étymologiquement.
Je pense que le principal enjeu d’un projet politique féministe est de dissocier pouvoir et domination. C’est valable dans toutes les structures de notre société. Par exemple, les violences (notamment sexistes et sexuelles) sont fondées sur des enjeux de pouvoir et de domination dans les sphères privées. C’est la même chose au travail, et en politique. Donc si on arrive à dissocier pouvoir et domination dans toutes les strates de la société, peut-être qu’un pouvoir et une société féministe pourront vraiment émerger.
À la veille des élections européennes, que pensez-vous de la révolution par les urnes ?
Premièrement, les structures institutionnelles partisanes et politiques telles qu’on les connaît aujourd’hui sont fondamentalement patriarcales et capitalistes. C’est valable pour l’Union européenne, qui est avant tout une institution qui œuvre à la libéralisation des échanges, bien qu’elle protège aussi certains de nos droits. Je vois difficilement comment ces institutions pourraient éradiquer les formes de domination, d’exploitation et d’oppression. Donc, elles doivent éclater. Mais ça peut prendre du temps et on ne va pas attendre la révolution les bras croisés en regardant nos droits reculer.
Aujourd’hui, il y a une force conservatrice et réactionnaire à l’œuvre dans les institutions, notamment au niveau européen. On peut s’attendre à ce que beaucoup de députés d’extrême-droite siègent au Parlement européen, ce qui est très inquiétant. Dans l’urgence et la nécessité de protéger des vies, il est important de jouer le jeu démocratique, il faut qu’on ait des gens dans nos institutions qui soient en capacité de nous représenter et représenter les droits de celles et ceux qui souffrent le plus.