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Pourquoi vous allez encore vous régaler devant Top Chef cette année
C’est peut-être l’une des énigmes les plus folles de tous les temps. Pourquoi – alors même qu’on ne sent ni ne goûte les plats – les émissions de cuisine cartonnent-elles autant depuis des années ? Le symbole le plus évident de ce phénomène est certainement Top Chef, qui revient pour une 12e saison ce 10 février sur M6. Un concours culinaire avec des grands chefs étoilés, des plats plus beaux les uns que les autres, des « prises de risque », qui rassemble près de 4 millions de téléspectateurs chaque semaine. Le confinement, et la période Covid, ont même renforcé l’émission et ses parts de marché. Mais comment expliquer que 12 toqués derrière leurs fourneaux attirent autant de monde que Bruce Willis qui doit sauver le monde ou que les grosses affiches du sport ? Décryptage.
Retour dans les années 50, quand la télévision était encore en noir et blanc. A chacun son programme, et bien sûr, la ménagère n’y coupe pas. Le chef Raymond Oliver livre chaque semaine des recettes de cuisine dans la première émission du genre, Art et magie de la cuisine. Rien que le titre est un poème qui nous en fout plein les yeux. Aux côtés de sa co-animatrice Catherine Langeais, le chef du Grand Véfour (un grand restaurant parisien) manie aussi bien le verbe haut que son couteau aiguisé, pour parler de ses ingrédients, de ses plats, et de l’effet qu’ils feront si vous les déposez sur la table le dimanche midi.
Rien qu’à l’idée, les papilles de millions de téléspectateurs salivent. L’émission fait recette et fera des petits au cours des années qui suivront : de plus en plus d’émissions se mettent à proposer une recette en chronique, avec un chef connu – ou anonyme – pour nous prendre par la main. A vous de vous débrouiller pour que ça ressemble le plus possible à ce qu’ils présentent dans l’émission. Et naît ainsi le drame de nombreuses familles qui goûtent le dimanche midi : un plat fade, pas assez cuit, rempli de « j’ai remplacé les pommes de terre par des navets », ou « putain, j’aime pas dire du mal, mais c’était vraiment dégueulasse » ou encore « Pourquoi personne n’en reprend ? ». Car Oliver ne mentait pas dans son titre : il y a bien de la magie pour réussir en 20 minutes d’émission un plat qui demande 4 heures de cuisson.
Pendant environ 30 ans, le genre cuisinier à la télévision est devenu un rendez-vous quasi obligatoire pour toute bonne émission qui se respecte, mais n’a rapidement plus émoustillé beaucoup de palais… jusqu’à l’arrivée d’un accent chantant répondant au doux nom de Maïté. D’abord quasi caché le miracle d’ailleurs, car c’était une émission régionale de France 3 Aquitaine. La chaîne a commencé à la diffuser sur son antenne nationale, faute de budget disponible pour autre chose.
Au menu/programme : la bonne vieille France post-guerre, où on revisite tous les grands plats de notre belle nation, et de chacune de ses régions. Ce qui a fait le succès de l’émission, ce n’est pas de voir une énième version de la blanquette de veau ou de la brandade de morue. Non, ce qui rendra l’émission culte, c’est la manière bien à elle qu’avait Maïté de tuer ce qui deviendra son plat culte : on se souvient tous du gros rouleau à pâtisserie qui arrive sur la gueule de la pauvre anguille et atterrit sur le sol, agrémenté d’un « Viens-là, ma belle » de cette cuisinière aux méthodes de bûcheron.
Abats, morceaux de viande violemment découpés au hachoir, poule qui vit ses derniers instants de vie sur le plateau, crabe écrasé d’un coup de pelle avant d’être envoyé au bouillon, sanglier mort posé sur le comptoir, plaquette entière de beurre enfilée dans le croupion du canard : tout y passe avec la force d’un gascon.
Tout le monde se souvient de la pauvre Micheline, à côté, qui n’est finalement jamais tombée dans les pommes. Qu’importe les mystères de Maïté, le genre est relancé, et les chaînes comprennent que les recettes ne sont pas la star, la star c’est le chef. Arrive alors à l’antenne de TF1, vers midi, le grand chef Joël Robuchon, avec son émission Cuisinez comme un grand chef. Et à la retraite de Maïté, France 3 signe le mercato du siècle en allant chercher le chef Robuchon, pape de la purée, pour la remplacer dans un nouveau programme, à la limite du malaise : Bon Appétit Bien Sûr.
Tout vient d’un constat : un chef cuisinier, ce n’est pas forcément la personne la plus à l’aise devant une caméra. Or, Robuchon invite à chaque émission un cuistot différent. C’est donc à lui de faire le passe-plat (désolé, trop tentant). Si bien que lorsqu’il a face à lui un chef quasi mutique, il doit dire ou répéter chaque action de celui-ci. Ce qui donne des : « Et donc, là tu mets du beurre ? » ou « Tu préchauffes combien de temps ? » avec le ton de Peter Graves dans Y a-t-il un pilote pour sauver l’avion ?. Un « 50 nuances de gras » avant l’heure avec Robuchon dans le rôle du cravacheur. Mais l’émission a cartonné pendant 10 ans, malgré ou grâce à, ce côté très BDSM de Robuchon qui a tenu l’antenne pendant des années.
Pour lui succéder, depuis 2006, Laurent Mariotte est passé par la case CAP Cuisine, et anime désormais quotidiennement Petits plats en équilibre, multidiffusé sur TF1, TFX, TF1 Séries Films… C’est à la limite de passer aussi sur Equidia et TV Breizh (je vais vérifier).
La cuisine redevient alors tendance sur les écrans, avec des chaînes qui y sont entièrement consacrées dans les bouquets satellite de l’époque : CuisineTV, GourmetTV, FoodTV… La télé française va alors chercher beaucoup de programmes étrangers pour remplir ses grilles, et les adapter parfois en français, pour investir une case encore jamais dédiée à la cuisine : le prime-time. Masterchef, Oui Chef, et Top Chef vont ainsi se succéder rapidement à la fin des années 2000. La compétition devient un ingrédient inédit et indispensable pour faire monter la sauce. Pour la première télé-réalité de cuisine, un jeune chef monte son resto et on le suit dans cette aventure : Cyril Lignac.
C’est le début de l’âge d’or de la cuisine sur l’antenne de M6. De nombreux programmes mettront en vedette Cyril Lignac, entre Chef La Recette, Vive la Cantine, ou Le Meilleur Pâtissier, la chaîne cherche à en faire le Jamie Oliver français. Jamie Oliver, c’est un jeune chef anglais qui a révolutionné les émissions du genre sur l’Île, en s’attaquant notamment au problème du prix et de la qualité des aliments, principalement à destination des familles populaires.
Autre personnage clé de la cuisine anglaise : Gordon Ramsay, célèbre pour ses coups de gueule dans son émission Hell’s Kitchen où il remonte des restaurants en perdition, tenus par des personnes pas forcément faites pour ce métier. Ça vous rappelle quelque chose ? Eh oui, M6, encore une fois, a adapté le programme en France, sous le titre Cauchemar en Cuisine, et a révélé une deuxième personnalité médiatique hors-norme, après Lignac : Philippe Etchebest. Ce genre de gars, t’aimerais pas qu’il te renvoie un plat, parce que ça risque d’être dans ta gueule.
https://www.youtube.com/watch?v=8-gqJ5eSc-M
Et depuis plus de 10 ans, le « All-Star Game » de la cuistoche à la télé, c’est Top Chef, qui a eu parmi ses jurés des personnalités incroyables : Christian Constant, Thierry Marx, Cyril Lignac, Jean-François Piège, et aujourd’hui Hélène Darroze ou Etchebest. Top Chef, c’est le programme qui a su évoluer avec les années pour sortir de son inspiration originale américaine, Chopped, concours assez classique sous forme real-TV, pour laisser parler les personnalités de ses jurés, et construire le programme autour d’eux, avec des brigades qui s’opposent. Et des candidats qui cuisinent des tripes, des poissons qui puent, des légumes moches, pour donner des assiettes esthétiquement incroyables. Pour le goût, on croira les chefs sur parole, avec les poèmes qu’ils nous lâchent en testant les plats.
Et quand tu regardes l’émission, tu frôles l’orgasme. Et puis tu te dégoûtes d’avoir réchauffé un plat de pâtes au fromage.
Parce que c’est ça la France : quand on parle d’un plat, c’est pas pour dire juste « J’aime bien », c’est pour en faire une ode, une déclaration d’amour verbeuse, mais consistante. Et quand tu regardes l’émission, tu frôles l’orgasme. Et puis tu te dégoûtes d’avoir réchauffé un plat de pâtes au fromage. Vu la durée de l’émission, t’as encore faim en deuxième partie de soirée, alors tu attaques le chocolat, le gâteau, et tu rentres en contradiction absolue : sur l’écran, les plats les plus raffinés, réalisés par des jeunes artistes, goûtés par les plus grands chefs du monde ; dans ton canapé, toi en pyjama, allongé(e) une main dans la culotte et l’autre qui pique dans le paquet de M&M’s… Un petit sentiment de honte te chauffe les joues… Tant pis, tu te rattraperas demain midi avec un Poké bowl « healthy », et tu trifouilleras un peu dedans en pensant que tu améliores le plat. Et tu utiliseras le même vocabulaire que les candidats : « Je pars sur un turbot revisité, avec un bouillon asiatique, aux zestes de cumbawa. Je snacke ma viande sur le coffre. Je déglace mon jus de viande. Et je coupe mes légumes en julienne ».
Les Français ont un rapport viscéral à la bouffe, c’est la vraie valeur refuge, plus forte que l’or. Et on l’a vu pendant le premier confinement, où la diffusion de la saison 10 de Top Chef a battu des records, et s’est allongée de quelques semaines pour le plaisir de tous. Populaire, imaginaire, réconfortant, inspirant… voilà pourquoi cette émission, encore plus que les autres, cartonne. Et puis c’est aussi l’occasion de la regarder en famille ou entre amis, et de se moquer (gentiment) des candidats et de leurs inspirations un peu bizarres, comme le fait chaque mercredi le compte Twitter EdChebest (contraction de Ed Sheeran et du chef, pour donner un beau philou tout roux) sous l’arobase @platdepolenta qui nous tire des larmes de rire avec ses blagues et remarques en live tweet.
A toutes les émissions déjà citées, dites-vous que s’ajoutent encore à l’antenne aujourd’hui Objectif Top Chef sur M6, pré-compétition de la grande sœur, pour qualifier le premier candidat, Tous en Cuisine avec Cyril Lignac, en direct chaque soir de confinement pendant laquelle le chef prépare un menu en temps réel avec les Français via webcam, Les Carnets de Julie sur France 3 dans laquelle Julie Andrieu visite les régions et leurs recettes, La Meilleure Boulangerie de France, où Norbert et Bruno goûtent tous les pains, Batch Cooking sur Teva, dans laquelle Julie, ancienne candidate de Top Chef, nous apprend à faire les 5 plats de la semaine en 2 heures, Juan Régale, la rubrique hebdomadaire du chef Juan Arbalez dans Quotidien, ou encore Très Très Bon sur Paris Première, dans laquelle François-Régis Gaudry et son équipe testent les meilleurs bistrots, boui-boui, snacks et pâtisseries de Paris. Bref, la cuisine à la télévision, vous allez en bouffer !
Le concours du plus gros mangeur de choucroute, c’est très bien pour le journal de 13 heures de TF1, mais pas pour le prime-time.
Les plate-formes de VOD ont aussi compris l’enjeu, et se sont lancées dans la production d’émissions, comme Chef’s Table, Street Food ou The Chef Show sur Netflix. En France, si les chaînes entièrement consacrées à ce type d’émission ont toutes fermé au fur et à mesure faute de modèle économique, aux Etats-Unis par exemple, il en existe plusieurs qui perdurent depuis des années, en diffusant des shows autour du barbecue, de concours du plus gros mangeur, ou de plats bien gras. Chez nous, on ne joue pas avec la nourriture : de la même manière que le cinéma est une industrie là-bas et un art chez nous, la cuisine reste dans des territoires raffinés, aux proportions « classy » et les productions ne se destinent pas à des « monster shows ». Tant mieux, parce que le concours du plus gros mangeur de choucroute, c’est très bien pour le journal de 13 heures de TF1, mais pas pour le prime-time.
Le genre a-t-il encore de beaux jours devant lui sur nos écrans ? Sans aucun doute. De nombreux candidats de Top Chef, pour ne citer que cette émission, ont obtenu une ou plusieurs étoiles au guide Michelin, ou bien se sont recyclés pour animer des émissions en plus de tenir leurs restaurants. Les chaînes se les arrachent, pour leur charisme, pour leur facilité à nous transmettre leur passion, à bien en parler. Bref, un bon chef, c’est devenu, à l’ère des médias, un bon client, et une personnalité qui a les épaules pour porter un show. Ainsi, Justine anime Batch Cooking, donc ; Mallory Gabsi, le magnifique, jeune candidat belge du dernier Top Chef, est devenu le second du chef Etchebest à l’animation de Cauchemar en Cuisine, où il délivre ses conseils et astuces ; le jeune Camille Delcroix, vainqueur de la saison 9, est devenu l’assistant du chef, aussi bien dans son restaurant bordelais que dans l’émission Objectif Top Chef ; et Mory Sakho, participant de 2020, a déjà décroché une étoile au guide Michelin en seulement 4 mois d’existence de son restaurant, dans les conditions qu’on connaît. De jeunes figures, animées par l’envie et le plaisir, qui le transmettent sans doute déjà à de jeunes téléspectateurs devant leur écran, provoquant des vocations, pour encore des décennies.