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Pourquoi sommes-nous fascinés par L’Arnaqueur de Tinder ?

Personne n’est à l'abri d’un swipe infernal.

Par
Laïma A. Gérald
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***Alerte au spoiler : le texte renferme des éléments clés du documentaire.***

« En se faisant passer pour un diamantaire, il a courtisé des femmes en ligne avant de leur escroquer des millions – mais certaines victimes n’ont pas dit leur dernier mot. ».

C’est le synopsis du documentaire L’arnaqueur de Tinder, qui fait grand bruit un peu partout dans le monde depuis sa sortie. Au moment d’écrire ces lignes, le film se place en quatrième position des programmes les plus regardés sur Netflix, tous genres confondus.

Réalisé par Felicity Morris, productrice de la série primée aux Emmys Don’t F**k With Cats: Hunting an Internet Killer, le documentaire de l’heure dépeint l’histoire d’un escroc qui arnaque financièrement des femmes rencontrées sur Tinder.

Croyez-en l’engouement : les deux heures de visionnement valent la peine et promettent de vous faire crier dans votre salon… et vous faire réaliser que personne n’est à l’abri d’un swipe infernal.

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The Tinder Swindler

L’arnaqueur de Tinder relate l’histoire vraie de Shimon Hayut, aussi connu sous le nom de Simon Leviev (l’un de ses nombreux pseudonymes), un israélien soit-disant milliardaire, qui se fait passer pour l’héritier d’un empire de diamants. Jet privé, voyages à travers le monde, séjours dans les hôtels les plus luxueux de la planète, flots de Champagne et caviar au petit déjeuner : le train de vie de Simon est digne de celui d’un prince.

Mais ne vous fiez pas aux apparences : le jeune homme arnaque des filles rencontrées sur Tinder. Après quelques mois de « relation », il prétend être en danger et avoir besoin d’argent. Inquiètes, celles qui croient être the one and only lui envoient de l’argent pour lui venir en aide, allant jusqu’à emprunter des sommes faramineuses. Jusqu’à ce que le manège éclate au grand jour…

Une histoire tristement spectaculaire

La supercherie de Simon est pour ainsi dire parfaite : il en escroque une pour en gâter une autre. Pendant mon visionnement, je n’ai pas pu m’empêcher de hurler dans mon salon à plusieurs reprises.

«L’escroc instrumentalise l’amour pour manipuler et dominer, mais il s’agit de l’histoire d’un criminel.»

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« C’est épuisant à regarder, je ne peux pas imaginer à quel point ça a dû être épuisant à vivre pour les victimes », me lance d’emblée la sexologue Julie Lemay, que j’attrape à chaud après son visionnement de The Tinder Swindler. « Selon moi, il s’agit beaucoup plus d’une histoire de criminalité que d’une histoire d’amour. Oui, l’escroc utilise et instrumentalise l’amour et les liens affectifs pour manipuler, dominer et contrôler, mais il s’agit clairement de l’histoire d’un criminel. »

De tout temps, les humains entretiennent une fascination pour les histoires à caractère sordide. Il suffit de constater l’engouement actuel pour le contenu true crime, que l’on parle de documentaires, de chaînes YouTube, de podcasts ou de livres.

Qui plus est, il est intéressant de noter que les adeptes de true crime sont très majoritairement des femmes. Pourquoi? Selon plusieurs spécialistes, le fait que les femmes soient plus à risque d’être victimes d’agressions violentes pourrait expliquer leur intérêt plus avide pour ce type d’histoires, à la manière d’une catharsis. Elles seraient également plus susceptibles de consommer ce genre de contenu dans l’espoir plus ou moins conscient de développer des stratégies leur permettant d’identifier et d’éviter des situations qui pourraient les mettre en danger.

«Moi, je n’aurais pas été si naïve! » Vraiment?

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Je suis donc portée à croire que l’engouement pour The Tinder Swindler s’explique, entre autres, ainsi : en regardant le documentaire, nous pouvons avoir tendance à penser que si l’on se retrouve dans une situation similaire, celle de swipe right un beau trentenaire propriétaire d’un yacht qui nous jure une vie de princesse à coup de promesses d’éternité, on sera mieux outillées pour reconnaître les signes. « Moi, je ne me ferais jamais avoir! », « Moi, je ne serais jamais tombée dans le panneau! », « Moi, je n’aurais pas été si naïve! »

Vraiment?

Sommes-nous, nous aussi, en train de nous faire avoir?

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Amour et drapeaux rouges

« C’est une histoire qui est unique, qui n’est pas particulièrement courante et qui est spectaculaire. D’où le choix d’y consacrer un documentaire, fait valoir Julie Lemay. Cela dit, on peut déceler des éléments de violence et de manipulations typiques de ce genre de rapports de domination entre des partenaires. »

En effet, love bombing (bombardement d’amour), gaslighting, promesses, manipulation, menaces, agressivité : différents red flags s’élèvent les uns après les autres. Bien que le.la spectateur.trice les voient apparaitre au fil du documentaire, les victimes semblent aveuglées, sous l’emprise du millionnaire qui débarque de sa Rolls Royce tel un prince charmant de son cheval blanc.

C’est d’ailleurs sur cette idée que débute le documentaire : de nombreuses femmes ont grandi dans l’espoir d’être sauvées par le prince des contes de fées. Et c’est précisément ce que représente Simon : un prince charmant qui opère à coup de bouquets de roses, de cadeaux, de promesses de Happily ever after et de messages texte enflammés.

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« Simon est très habile, remarque la sexologue. J’ajouterais qu’il se sert également des finances, une forme de violence dont on parle moins. On parle souvent de violences physiques, psychologiques, sexuelles et verbales. Tout ça est présent à divers degrés dans le documentaire, mais la violence économique est un sujet en soi. »

«Cecilie est au cœur de ce qu’elle croit être une relation amoureuse de confiance avec “The one”. elle ne peut donc pas voir ce que nous, on voit.»

Julie Lemay me fait remarquer que dès la création des relations entre Simon et ses matchs Tinder, il existe un déséquilibre financier. « L’escroc manipule afin de solliciter de grands montants d’argent. Après un mois de relation grandiose avec Simon, Cecilie ne voit pas les red flags que nous voyons devant notre écran, explique la sexologue. Ça peut être tentant de se dire : “Ben voyons qu’elle le croit, qu’elle lui vire de si gros montants (à crédit en plus) et qu’elle ne se rend compte de rien?!?” Mais il faut absolument se rappeler qu’elle est prise dans un cycle de manipulation et de violences psychologique et économique. Il ne faut pas perdre de vue que Cecilie est au cœur de ce qu’elle croit être une relation amoureuse de confiance avec “The one” et qu’elle ne peut donc pas voir ce que nous, on voit. »

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Vol du siècle vs pickpocket

Full disclosure : pendant mon visionnement du documentaire, j’ai jugé Cecilie, Pernilla et Ayleen à quelques reprises. Je me suis dit que dans leur situation, j’aurais agi différemment, j’aurais vu les red flags. Je me suis alors ressaisie et j’ai pris conscience que mon jugement contenait une pointe de victim shaming, un comportement que je tente pourtant de dénoncer plus souvent qu’à mon tour.

«ce n’est pas parce qu’on est placé face à un récit de vol du siècle qu’on doit oublier qu’il existe aussi des pickpockets

Seconde confidence, j’ai moi-même déjà été plongée dans des relations toxiques empreintes de manipulation, de gaslighting et de love bombing, dont je n’ai pas absolument pas perçu les ramifications quand je m’y trouvais. Qui suis-je pour me dire que moi, j’aurais été moins naïve que Cecilie, Pernilla, Ayleen et toutes les autres? Est-ce que l’ampleur des escroqueries de Simon Leviev, qui nous paraissent évidentes à travers nos écrans, nous donne l’impression que nous sommes à l’abri dans la vraie vie?

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« Oui, le caractère spectaculaire de l’histoire crée une distance, me confirme Julie Lemay. Je trouve intéressant de se questionner sur l’empreinte que le film laisse sur nous. Est-ce qu’on se dit “Mon dieu, ces femmes-là sont donc bien naïves!” ou “Mais voyons que cet homme a déployé tant de stratagèmes pervers, de mensonges, de violence de plusieurs types, de domination”. »

La sexologue ajoute que le visionnement de The Tinder Swindler est une belle occasion de questionner certains biais, par exemple la croyance selon laquelle la violence aurait pu être évitée si la victime s’était comportée différemment. Cependant, cela relève du victim shaming, ce qui leur fait incidemment porter la responsabilité de leur malheur.

Peut-être que c’est une question d’échelle? Le scam de Simon est tellement extrême et spectaculaire que l’on s’en sent protégé.e? Mais attention, de la manipulation, peu importe son ampleur, reste de la manipulation. Et Julie Lemay illustre parfaitement cette idée : « Oui, il y a une grande intensité dans le scénario, c’est quand même une production d’une certaine envergure. Mais ce n’est pas parce qu’on est placé face à un récit de vol du siècle qu’on doit oublier qu’il existe aussi des pickpockets. »

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Des croqueuses de diamants?

«Une des choses qui ressort, et que j’ai trouvé magnifique, c’est la sororité qui émane de ce groupe de femmes»

Évidemment, comme dans la grande majorité des processus de dénonciation, Cecilie, Pernilla et Ayleen ont reçu des messages désobligeants les traitant de femmes « naïves », d’« idiotes » et de « gold diggers » (croqueuses de diamants), mais elles ont aussi reçu une belle vague de soutien. Cecilie, qui avoue avoir eu peur de faire l’objet de jugement, affirme qu’elle a été aussi surprise qu’heureuse de recevoir tant de compassion de la part du public.

Si les victimes de Simon Leviev sont aujourd’hui criblées de dettes (on estime le montant extorqué à ces femmes à 10 millions de dollars), le criminel court toujours à travers le monde. Celui qui a payé une peine de 5 mois de prison est aujourd’hui en liberté et s’est même aussitôt rouvert un compte Tinder. Dès la sortie du documentaire, ce dernier s’est cependant vu bannir des applications de rencontres.

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Malgré tout, c’est le courage et la force de caractère de Cecilie, Pernilla et Ayleen, qui ont décidé de dénoncer et de parler à visage découvert, qui a fait éclater l’affaire au grand jour. « Une des choses qui ressort, et que j’ai trouvé magnifique, c’est la sororité qui émane de ce groupe de femmes, relève Julie Lemay. Elles entrent en contact, elles se croient tout de suite, et surtout, elles prennent parole ensemble en se sentant plus fortes. Ça crée une belle lumière au travers de cette histoire d’horreur. »