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Pourquoi quelqu’un a payé 15 000 euros pour une sculpture invisible

Être riche, c'est un peu comme être éternellement au collège.

Par
Benoît Lelièvre
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On nous a tous raconté l’histoire des Habits neufs de l’empereur, d’Hans Christian Andersen, dans notre enfance.

Dans ce conte, un empereur se fait tailler un nouveau costume en tissu soi-disant invisible pour les gens stupides, ce qui lui permettait de recenser le nombre de gens intelligents dans son royaume. Bien sûr, l’empereur se promène complètement à poil pendant sa parade jusqu’à ce qu’un enfant lui fasse remarquer le subterfuge. La leçon à tirer ? La vérité n’est pas toujours celle qu’on veut entendre.

Le 18 mai dernier, un collectionneur d’art anonyme a déboursé 15 000 euros pour une oeuvre d’art invisible lors d’un encan à Milan. À quoi peut bien ressembler une oeuvre d’art invisible ? Dans ce cas-ci, à un carré en scotch blanc de 150 centimètres sur 150 centimètres, au sol, avec absolument rien dedans. Oui ! Oui ! Vous avez bien lu. La réalité aurait-elle finalement rattrapé les histoires pour enfants ?

C’est un peu ça, mais c’est aussi un peu plus compliqué.

Io Sono dans toute sa splendeur.
Io Sono dans toute sa splendeur.
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Qu’est-ce qui a été acheté exactement ?

La sculpture en question s’appelle Io Sono (Je suis). Elle est l’oeuvre de l’artiste italien, Salvatore Garau, 67 ans, qui nous assure que l’oeuvre existe. Elle vient même avec un certificat d’authenticité et un mode d’emploi pour l’exposition : elle doit occuper un espace non obstrué de 165 cm sur 165 cm dans une maison privée.

L’artiste affirme que sa sculpture existe bel et bien, Qu’elle est conçue « d’air et d’esprit », Que la forme qu’elle prend est générée par la pensée.

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Garau n’en est d’ailleurs pas à sa première oeuvre invisible. Il est également derrière l’oeuvre Buddha in Contemplazione exposée à Milan, qui s’est vendue 18 300$ quelques semaines suivant l’enchère de Io Sono. Encore une fois, ce diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Florence affirme que sa sculpture existe bel et bien, qu’elle est conçue « d’air et d’esprit », que la forme qu’elle prend est générée par la pensée. En plus de vendre des sculptures invisibles, Salvatore Garau exhibe ses oeuvres (la plupart du temps visibles) depuis 1984.

Fait amusant, le principal intéressé a affirmé au journal Le Monde qu’un de ses amis collectionneurs planifie racheter la sculpture à son propriétaire.

Salvatore Garau dans toute sa splendeur.
Salvatore Garau dans toute sa splendeur.
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C’est pas un peu une escroquerie, tout ça ?

Oui et non.

L’univers de l’art, c’est un marché. Une façon d’investir de l’argent… pour des gens qui en ont souvent beaucoup trop à investir. L’art s’est transformé en conséquence et elle s’est adaptée aux demandes de ceux qui la font vivre. Des mouvements comme le dadaïsme, le pop art, l’expressionnisme abstrait et le formalisme zombie sont nés en réaction à ces changements, soit pour les adopter ou les dénoncer.

Le formalisme zombie, plus particulièrement, est un courant qui, comme son nom l’indique, met l’accent sur la technique et sur la composition des oeuvres plus que sur leur sens. C’est aussi un mouvement extrêmement controversé pour son esthétique un peu IKEA qui ne se mêle que trop bien au décor des maisons. Un des artistes les plus réputés de ce mouvement, Lucien Smith, a lui-même déclaré qu’une partie de sa carrière consistait à faire le lèche-bottes avec les collectionneurs pour faire grimper le prix de ses oeuvres.

Les célèbres Rain Paintings de Lucien Smith
Les célèbres Rain Paintings de Lucien Smith
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Une oeuvre de Lucien Smith, ça ressemble à ça. Qu’est-ce qui les différencie d’une toile qui coûte la peau des fesses dans un magasin de déco me direz-vous ? C’est exactement ça le problème : pas grand-chose à part peut-être qu’elles ont été peintes avec un extincteur de fumée. La valeur d’une oeuvre de la sorte tient à plusieurs détails, comme sa grandeur, son côté innovateur et, surtout, la réputation de l’artiste qui dépend beaucoup de sa relation avec les collectionneurs. Si les gens qui payent des millions pour des toiles vous trouvent chiant, la valeur de vos oeuvres (du moins leur valeur financière), s’en trouve automatiquement affectée.

Le voyez-vous le problème ?

Une cabale très sélecte de gens manipulent la valeur des oeuvres et ça fait chier un peu tout le monde, même les artistes du formalisme zombie. Les personnes qui achètent des toiles de la sorte n’achètent pas une oeuvre unique ou particulièrement saisissante. Ils s’achètent surtout un statut sur le dos d’artistes qui dépendant largement de leur argent.

Si je suis invité un jour à la maison de ce mystérieux collectionneur et que mon chien Ozzy décide de faire ses besoins dans le carré destiné à Io Sono, et bien, la sculpture n’existe plus.

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Les sculptures invisibles de Salvatore Garau n’appartiennent pas au formalisme zombie, mais elles sont un peu le degré zéro de cette logique. D’ailleurs, ces sculptures existent tant qu’on laisse l’espace dans lequel elles sont supposées être vide. Si je suis invité un jour à la maison de ce mystérieux collectionneur et que mon chien Ozzy décide de faire ses besoins dans le carré destiné à Io Sono, et bien, la sculpture n’existe plus. C’est juste un caca de chien dans un carré de scotch.

Ozzy, destructeur de souliers et d’art contemporain.
Ozzy, destructeur de souliers et d’art contemporain.
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L’histoire ne dit pas si Salvatore Garau a vendu ses oeuvres parce qu’il croit dur comme fer que sa démarche a de la valeur, même sans avoir créé quelque chose de physique. Peut-être souhaitait-il dénoncer ce problème ?

Mais pourquoi donc?

Si j’ai appris quelque chose en écrivant un article sur le concessionnaire Lamborghini à Kirkland, c’est qu’il y a une différence entre avoir de l’argent et être riche. Avoir de l’argent c’est un état financier et social. Ça permet d’accéder à plus de choses et de vivre une vie différente. Être riche, c’est un état d’esprit.

Être riche, c’est une culture autant qu’un nombre de zéros dans votre compte en banque.

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C’est une culture autant qu’un nombre de zéros dans votre compte en banque. La personne ayant acheté Io Sono s’en fout probablement de son 15 000 euros. Elle veut juste faire parler ses invité.e.s et avoir un peu d’attention. Elle est riche, elle peut se le permettre et elle veut le montrer.

Jusqu’à ce que le bambin d’un.e de ses ami.e lui fasse remarquer qu’il y a rien dans le foutu carré de scotch.