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Pourquoi nous ne serons jamais rassasié·e·s

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World Wide Web

Internet est un espace extraordinaire. Il interconnecte des personnes, des mots, des images, des discours, des idées, et à peu près tout ce que notre nouvelle ère est capable de produire. Certain·e·s y trouvent des ami·e·s, des amours, des inspirations, des solutions. C’est le grand buffet dont nous rêvons, abondant et varié. Et, rappelons-le, Internet a été initialement démocratisé dans cette optique de bienveillance et de partage. Selon l’idéologie libertaire, le web se doit de briser les barrières dressées entre les individus et de fonder une nouvelle intelligence collective. Le but : créer un cyberespace sans frontières, sans territoires, ni réalité physique, « dont le principe unique doit être la liberté d’accès et d’expression sans entrave » 1 se libérant ainsi des contraintes des gouvernements, des hiérarchies et autres pouvoirs.

Pierre Teilhard de Chardin, au bagage bien gourmand (philosophe, théologien, scientifique et paléontologue2), expose “la noosphère” dans sa théorie de l’évolution. Bon, grossièrement, c’est un concept qui explique qu’à l’échelle planétaire, l’évolution de la pensée peut faire naître une interconnexion entre les cerveaux. C’est bien ce qu’Internet était supposé créer selon les utopistes du web : un esprit intelligent collectif qui transcenderait nos connaissances et nos consciences.

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La pop culture s’est inspirée durant de longues années de ce concept plutôt kiffant. Avec nos milliards de cerveaux réunis, on pourrait modifier et inventer des alternatives génialissimes. En fait, il aurait fallu de l’autorégulation, de la responsabilisation, une égalité et une liberté totale des individus, créant donc une autonomie parfaite. Et là, combo incroyable.

Je vais certainement casser l’ambiance. Si l’entrée a un goût délicieux, le plat principal fait plutôt grimacer, notre génération ne connaîtra sûrement pas le dessert. Comme le dit très bien Bruno Patino : « Deux décennies plus tard, le constat est sans appel : la foule est bien là. La sagesse, pourtant convoquée, ne s’est pas présentée (…) L’utopie initiale est en train de mourir, tuée par les monstres auxquels elle a donné naissance. »

LA DÉSILLUSION

Mais alors, qu’est-ce qui a pu mettre cette belle illusion au cachot ? Comme souvent, dans les bons plats, il y a toujours un petit goût amer. Celui d’Internet se nomme capitalisme numérique, ou économie de l’attention. Ce concept a été théorisé par l’économiste et sociologue Herbert Simon à la fin du XXe siècle. En gros, il explique comment nous sommes passé·e·s d’une société « pauvre en informations » à une société « riche en informations ». Le problème de base : nous avons maintenant « trop » d’infos et notre petite cervelle, avec sa capacité d’attention, n’est pas capable d’ingurgiter tout ça. Et cette attention est au cœur de ce qui se dispute aujourd’hui sur Internet (dans un but économique évidemmeeeent). Elle est si précieuse qu’elle est devenue le nouveau graal à atteindre (ou à vendre). Pour illustrer tout ça, prenons l’exemple d’Yves Citton, professeur, chercheur et philosophe : « Tout le monde sait que la principale difficulté, aujourd’hui, n’est pas tant de produire un film, un livre ou un site Web, que d’attirer l’attention d’un public submergé de propositions, souvent gratuites, plus attrayantes les unes que les autres. ». Ça y est, tu commences à capter ? L’enjeu aujourd’hui ne tient pas tant dans la production, mais dans la réception de ceux et celles à qui on souhaite s’adresser.

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Cette attention va donc commencer à se monétiser sur le joli web 2.0.

Ce n’est pas une nouveauté, ni une révélation, ça fait bien longtemps (depuis l’arrivée des médias de masse notamment) qu’on vend « du temps de cerveau disponible ». Ce sont les annonceurs publicitaires qui deviennent boulimiques de cette attention. Pourtant ici, on ne parle pas de télévision, de radio, ni de presse. On parle d’Internet. Et les géants du web (ceux dont on ne doit pas prononcer les noms) ont mis en place des techniques assez surprenantes —ou dégoûtantes, au choix— pour créer encore plus de temps de cerveau « disponible ».

Je suis sûre que tu as déjà entendu ou lu cette fameuse phrase « Si c’est gratuit, c’est vous le produit » qui a déferlé sur… le web (quel sarcasme !). Non, tu vois pas ? Tant mieux, sinon j’aurai écrit tout ça pour rien. Donc, jusqu’à preuve du contraire, toutes les plateformes que nous utilisons au quotidien ne sont pas payantes. Pourtant, nous les payons, 1) d’une manière3, 2) ou d’une autre4. Comme ce n’est pas l’option 1, référez-vous à l’option 2 (jusque-là, c’est plutôt simple).

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Bref, complexifions un peu les choses. Déjà, bon à savoir : les réseaux sociaux, entre autres, ont utilisé le principe de la récompense aléatoire. Un principe qui s’utilise aussi dans les jeux d’argent.

D’où ça vient ? D’une expérience de sciences comportementales de 1931 (l’expérience de la souris du professeur Burrhus Frederic Skinner). Comme d’habitude, c’est un rongeur qui a servi de cobaye. Dans un premier temps, il était enfermé dans un cube transparent avec un bouton qui lui permettait, à sa guise, de distribuer de la nourriture. Au début, le rongeur n’arrêtait pas d’appuyer pour se goinfrer. Puis, pas con, quand il s’est rendu compte que c’était toujours la même récompense, il a fini par se servir uniquement quand il avait faim. Puis, l’expérience a pris un autre tournant. Il a été décidé que désormais quand le rongeur appuierait sur le bouton il aurait parfois une récompense positive, parfois une récompense négative. Et là, c’est la crise. Notre ami rongeur est pris de folie et n’arrête pas d’appuyer puisque la réponse est toujours imprévisible. Il devient alors complètement accro au bouton et aux conséquences qu’il entraîne. Vous voyez où je veux en venir ? Le rongeur est devenu addict à ce processus. Ça vous rappelle quelque chose ? Au pif, je dirais : nous sur Facebook, Instagram, Twitter, Tinder.

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« Le bric-à-brac désordonné des fils Twitter, de la timeline de Facebook, où ce qu’on peut trouver va du sublime au minable, de l’utile au dérisoire, du sérieux au ridicule, produit l’effet d’une machine à sous qui délivre tantôt 5 centimes, tantôt 100 000 euros. »

La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention – Bruno Patino

Même si nous avons du mal à le croire, notre dépendance, notre servitude vis-à-vis des réseaux sociaux, n’est pas de notre entière responsabilité. Des plans machiavéliques sont mis en place pour nous garder au maximum dans ces espace-temps fructueux. On peut citer l’exploitation du besoin de complétude, la facilitation de notre fatigue décisionnelle (les plateformes choisissent à notre place ce qu’on voit, ce qu’on écoute, ce à quoi on participe), la captologie (techniques du design des interfaces destinées à attirer notre attention – par exemple les notifications).

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LA LOI DE LA JUNGLE

Nous venons donc de parler des techniques mises en place pour capter notre attention, maintenant voyons leurs conséquences. Et il y en a plusieurs : psychologiques, émotionnelles, sociales, politiques et économiques.

Parlons d’abord économie, parce que sur le marché de l’attention, c’est « le nerf de la guerre ». Il a bien fallu trouver, comme on dit, un business model pour monétiser tout le temps que nous passons sur les plateformes. En 2008, Mark Zuckerberg recrute Sheryl Sandberg, experte sur la question. Elle amène avec elle une création déjà présente chez Google : la publicité ciblée. Si on veut faire simple, c’est la publicité liée aux données qui sont récupérées et enregistrées quand nous naviguons sur le web. Et tout y passe. L’espionnage —oui, je me permets— du cyberespace a entraîné cette problématique : la limite est poreuse entre le privé et le public. Google répond aux questions qu’on n’ose même pas poser à nos meilleur·e·s ami·e·s. Autant vous dire que le trésor est infini.

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Qu’en est-il des conséquences politiques, et donc intrinsèquement sociales ? Eli Pariser a développé le terme de filter bubble. Cette notion explique que nous sommes enfermé·e·s dans une seule et même vision du monde et de la pseudo-vérité : la nôtre. Je ne vais pas faire un dessin, mais c’est très dangereux, particulièrement pour l’esprit critique. Un peu de frustration, quoi qu’on en dise, a le mérite de nous faire réfléchir.

S’est aussi développée sur le net une effrayante mode : le « dark social ». Il désigne le lobbying politique sur les réseaux sociaux, comme le mentionne Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information. Des entreprises se spécialisent dans la mise en avant de contenus, et cela a un impact sur la démocratie et la sacro-sainte neutralité et liberté d’information. Sauf que dans un schéma de rentabilité, peu importe ce qu’on dit, tant que ça peut se transformer en publicité. Les plateformes n’ont pas d’état d’âme politique, éthique, démocratique -appelons ça comme on veut- quand l’oseille rentre dans les caisses. Globalement, plus le titre est virulent, choquant, outrageant, et plus il passe en tête de gondole. Et comme le dit l’incroyable Marina Rollman, à propos du doomscrolling6 : « C’est plus facile de nous exciter avec des torrents de merde qu’avec l’éphéméride… Or puisque ce qu’on veut c’est des news sexy on va forcément vers de la mauvaise information. Puisque la qualité principale qu’on cherche c’est le clic, l’excitation, pas la véracité ou l’utilité. »

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ERREUR 404

Dans cette lignée, le sociologue Gérald Bronner a distingué trois biais cognitifs qui participent à ce phénomène de viralité, mais non de vérité. Le premier, le biais de confirmation. Sur Internet, on trouvera toujours une réponse validant notre avis. Le second, le biais de représentativité. Suite aux algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux, est créé un seul exemple qui tend à répondre à une problématique globale, qui s’affiche comme la vérité. Le troisième et le dernier : le biais de simple exposition, qui fonctionne sur le même principe que la publicité classique. Plus on voit quelque chose, plus elle prend une place importante dans notre tête. La répétition est donc le principe fondateur de ce biais.

Maintenant, parlons plus humainement. Notre consommation numérique et son appropriation économique ont des impacts. Si on en croit les chiffres embarrassants de l’Ifop, 59% des Français·e·s s’inquiètent de l’impact des écrans sur leurs enfants et environ 70% reconnaissent en être dépendant·e·s. De nouvelles pathologies7 entrent dans le répertoire des troubles de la personnalité et du comportement. Voici une petite liste non exhaustive. La nomophobie illustre la peur d’être éloigné·e de son téléphone (que celui ou celle qui n’a jamais eu une mini crise d’angoisse à l’idée d’avoir perdu son téléphone me lance la première pierre). Le phnubbing indique la consultation de son téléphone alors même qu’on discute avec un·e proche. Sans parler du syndrome d’anxiété, la schizophrénie de profil (quand on confond ses multiples identités numériques et son identité « réelle ») et l’athazagoraphobie qui correspond à la crainte d’être oublié·e par ses pairs, et “enfin” l’assombrissement qui consiste à pister une personne sur le web, jusqu’à s’en rendre malade.

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Alors, bien sûr il est effrayant d’accepter que ce qui nous sert de sources d’informations, de liens d’intimité, d’échanges, de découvertes soit “algorithmés”, rythmés par un modèle publicitaire. Mais ce n’est pas une fin en soi. Déjà, parce qu’il existe des alternatives, qu’un jour où l’autre tout ça sera encadré et régulé. Comme le rappelle Olivier Ertzscheid : « Il ne faut pas oublier qu’à l’échelle d’une technologie, dix ans ce n’est rien. Le discours critique sur la télévision a mis quarante ans avant de monter. »

Prenons soin de nous, posons nos téléphones, disons à nos ami·e·s et à notre famille que nous les aimons même si nous ne répondons pas dans la minute. Il est possible d’avoir une vie numérique saine, de subvenir à ses besoins économiques grâce aux réseaux sociaux sans être superficiel·le, il est autorisé que les likes comptent, tant que cela n’agit pas sur notre identité et la confiance que nous portons à nous-mêmes et/ou à nos proches. Pour autant, il est autorisé d’avoir besoin de temps et de calme.

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Amélie Malinet pour 7 magazine

Numéro « Gourmandise »

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1 Déclaration d’indépendance du cyberespace, écrit par John Perry Barlow.

2 Science des êtres vivants ayant existé sur la Terre aux temps géologiques, fondée sur l’étude des fossiles

3 Avé l’argent, les pépettes, le biff.

4 La récolte, l’analyse et le stockage de données (les trois termes sont importants !)

6Consommation compulsive des informations sur le web, principalement catastrophiques ou anxiogènes.

7Ces troubles ont été observés par le Near Futur Laboratory, un groupe de travail constitué d’expert·e·s et médecins.

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