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Pourquoi les riches sont-ils aussi agaçants ?

Assister à la fin du monde sur le pont de son yacht.

Par
Pier-Luc Ouellet
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Quand j’étais ado, un ami qui affectionnait la musique punk s’était acheté lors de notre voyage de fin d’année un t-shirt qui proclamait fièrement « Eat the Rich ».

Je ne comprenais pas trop, d’une part parce que mon anglais était un peu déficient, mais aussi parce que je n’étais pas très contestataire, à cette époque. Pourquoi en vouloir autant aux riches ? Bon, c’est un peu nul qu’ils aient tout et que mes parents doivent éplucher les prospectus avant de faire leurs courses, mais ça avait l’air sympa d’être riche. J’aurais aimé ça, moi aussi, être riche.

En vieillissant, disons que j’ai fini par comprendre un peu mieux cette colère envers les riches, surtout que les inégalités de richesse ne cessent de s’accroître.

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Récemment, Oxfam publiait un rapport sur les inégalités de richesses dans le monde avec plein de fun facts comme « Depuis 2020, les 1 % les plus riches ont capté près des deux tiers de toutes les nouvelles richesses, soit près de deux fois plus que les 99 % les plus pauvres de la population mondiale » et « Les entreprises des secteurs de l’alimentation et de l’énergie ont plus que doublé leurs bénéfices en 2022, versant 257 milliards de dollars à leurs riches actionnaires, alors que plus de 800 millions de personnes se couchent le ventre vide ».

Mais malgré ces inégalités répugnantes, les plus riches ne se gênent pas pour exposer leur richesse aux yeux de tous, aussi indécent que ça soit. Oui, bien sûr, y’a du monde qui meurt de faim chaque jour, mais Jeff Bezos se promène avec un bateau qui possède une salle de cinéma, des dizaines de chambres à coucher et un héliport. Faut dire que ça va plutôt bien pour lui.

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Et malgré cette indécence, on ne se fâche pas plus que ça. Comment ça ?

Et pourquoi les mégariches insistent-ils pour nous rappeler à quel point ils sont plus riches que nous ?

J’en ai parlé avec Dahlia Namian, sociologue et autrice de La société de provocation : Essai sur l’obscénité des riches.

Provoquer les pauvres

Je pensais déjà que j’étais fâché contre les riches avant de lire le livre de Dahlia Namian. Quand on voit des milliardaires s’acheter des îles privées, prendre leur jet privé pour aller dîner à l’autre bout du monde ou encore payer des sommes colossales pour des bijoux quand des gens peinent à se nourrir, se loger ou se vêtir, y’a de quoi avoir envie de les insulter un petit peu.

Mais dans son essai, Dahlia Namian multiplie les exemples qu’on pourrait qualifier en termes scientifiques de « putaindemerdant », d’Elon Musk qui s’amuse à envoyer une Tesla dans l’espace à des fabricants de navires de guerre qui se recyclent dans la confection de yachts tellement gros qu’ils possèdent plusieurs héliports (et pendant ce temps, mon appartement n’est pas assez grand pour que je puisse y installer une seconde étagère pour mes livres).

Mais comment ça se fait que les riches insistent pour étaler leur richesse de la sorte ?

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Pour Dahlia Namian, la réponse est simple : « Ils peuvent le faire et y’a pas de résistance ». En fait, c’est même le contraire; au lieu d’être fâchés contre ces riches qui ont tout, on les admire un peu, au fond.

« D’un côté, on admire encore ces riches. Ça se voit dans toutes les qualités qu’on leur prête à ces riches. J’ai été confrontée à ce discours de la méritocratie qui est encore super présent. On se dit que s’ils sont arrivés là, c’est qu’ils le méritent. Quand les riches se présentent, c’est toujours comme ça, avec cette idée qu’ils n’ont pas été destinés à une vie de misère, que s’ils sont arrivés, c’est justement grâce à leur talent », explique-t-elle.

Et aussi, ils font partie d’un système qu’on aime malgré ses nombreux travers, parce qu’on aime consommer. « Tout ce que cette richesse-là représente repose sur notre envie de consommer qui est dans notre quotidien et dont on ne sait pas vraiment comment se sortir. C’est un peu un objectif encore, devenir riche. On s’imagine encore qu’on pourrait devenir riches. »

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Les médias aiment les riches

On va faire un peu d’introspection, ici; dans les médias, on a tendance à aimer les riches. Même quand c’est pour rire d’eux, on les aime. La vérité, c’est que si je fais un article sur Elon Musk, ça risque de vous intéresser davantage que si je fais un article sur les gens qui meurent de faim.
« La place qu’on donne [aux milliardaires], sans doute qu’elle est disproportionnée par rapport à la place qu’on laisse aux gens ordinaires qui en arrachent, on les entend très peu. Et puis quand on en parle, dans les médias, ça va être autour d’événements caritatifs ou de périodes très précises, comme Noël, et souvent en valorisant les gestes de très riches. On en parle toujours en termes de charité ».
Quand un milliardaire décide de donner une (infime) partie de sa fortune, vous pouvez être sûrs que les articles vont pleuvoir pour célébrer la grande générosité de ce don.
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Mais les articles qui se demandent comment ça se fait que quelqu’un ait les moyens de donner des millions comme si de rien n’était pendant que tant de gens en arrachent, eux, sont plus rares. Et les articles qui font les liens entre ces deux situations, à part dans les tracts militants qu’on se fait donner pendant les manifs, sont rarissimes.

Et l’autre bout intéressant, c’est que même si les milliardaires se retrouvent souvent dans l’actualité, on sait quand même très peu de choses sur eux. « On parle très peu de ces gens-là, de comment ils vivent. Dans les journaux, on en parle très peu. C’est quand même étonnant, ils vivent de façon très opaque. »

Suffit de penser à Robert Miller, ce milliardaire sur qui on ne savait à peu près rien… jusqu’à tant que l’émission Enquête dévoile qu’il était au centre d’un système qui lui fournissait des adolescentes avec qui il avait des relations sexuelles. Ou encore, à moindre mesure, Patrick Drahi dont les employées de maison doivent porter des robes tyroliennes sur mesure.

Oups.

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Le capitalisme, comme d’habitude

Mais si vous pensez que j’ai rencontré Dahlia Namian juste pour qu’on puisse casser du sucre sur le dos de Jeff Bezos pendant une demi-heure, détrompez-vous. « Encore une fois, c’est pas l’idée de taper sur les individus eux-mêmes, c’est pas une critique psychologique. On me demande souvent de parler de la psychologie des riches, y’a sûrement plein de choses qu’on pourrait dire sur la psychologie de ces gens-là, mais en même temps, c’est pas tant ça, il faut plutôt critiquer le système qui permet à ces gens-là de devenir aussi riches. »

Ce qu’il faut donc questionner ici, c’est comment, si les 100 personnes les plus riches au monde mouraient demain matin dans un terrible accident de champagne empoisonné, 100 autres milliardaires pourraient aussi rapidement leur place.

C’est cliché, mais comme d’habitude, le vrai coupable c’est le capitalisme.

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Mais si on sait tous que le problème c’est le capitalisme, comment ça se fait que rien ne change ?

En guise de réponse, Dahlia Namian me cite le philosophe Mark Fisher : « Il semble désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ». Elle poursuit : « Le capitalisme est un système qui n’a pas de morale. C’est un mécanisme qui va tout faire pour se reproduire, quitte à récupérer sa propre critique ».

Elle me donne un exemple qui peut sembler ludique, mais qui est quand même révélateur. Vous l’avez sûrement remarqué ces dernières années, mais les films et séries qui s’attaquent aux riches se multiplient, de Succession à White Lotus en passant par Sans filtre. « On sent que les gens se posent la question, que y’a une critique qu’on entend, mais en même temps, c’est une niche qu’on développe à Hollywood qui est payante parce qu’elle capitalise sur cette colère-là. Très rapidement, s’il y a une critique qui émerge, le capitalisme va récupérer cette critique à son avantage. »

Le capitalisme n’est peut-être pas très bon pour réduire les inégalités, mais il est très bon pour faire de l’argent avec tout, même avec l’anticapitalisme !

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La fin du monde

Les ultrariches ont peut-être tous les moyens, mais il y a quand même une dernière réalité à laquelle même eux n’échappent pas : les changements climatiques. Mais c’est pas faute d’essayer.

« C’est une limite infranchissable et les capitalistes le savent, mais ils essaient de la surpasser en nous convaincant avec des termes comme la transition verte, les voitures électriques… Ils ont des réponses technologiques pour surpasser cette crise du capitalisme qui est énorme, mais qui, au fond, nous avance encore plus vite dans le gouffre. »

La professeure en sociologie va même plus loin : « Au fond, il faut prendre conscience qu’on est déjà dans la fin du monde, il y a plein de signes qui nous y renvoie. J’entends toujours dire qu’on exagère en parlant d’effondrement, on se fait traiter de catastrophistes, mais je pense qu’il faut le constater. À partir du moment qu’on constate que la fin du monde ne va pas arriver d’un coup, mais qu’on est déjà dedans, il faut trouver des moyens de la ralentir ».

Mais les riches ne tiennent pas à ralentir la cadence. Ils ont une autre idée : la fuite.

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« Ce qu’ils sont en train de planifier, c’est leur fuite. On peut trouver ça délirant, leurs projets de coloniser l’Espace, de créer des cités-nations, des nations sur mer. Tu sens qu’ils sentent très bien que la fin du monde arrive et qu’ils contribuent à ça, mais ils vont continuer coûte que coûte à détruire la planète et en même temps, ils sont en train de planifier leur fuite. »

Vous pensez que c’est exagéré ? Quelques jours après ma rencontre avec Dahlia Namian, je voyais le titre suivant passer : Elon Musk’s next move? Building his own city and becoming a landlord to Tesla and SpaceX employees. Jumelez ça à ses plans de coloniser Mars et on voit bien que les milliardaires préparent le coup.

En attendant, nous sommes en colère, mais cette colère est souvent instrumentalisée par des gens moins bien intentionnés. « La gronde, je la sens. On sent cette colère gronder, mais aussi que cette colère-là est super mal canalisée. Il y a des professeurs de haine dans les médias qui redirigent cette colère vers des boucs émissaires comme les migrants, les wokes. »

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Du coup, on fait quoi ? Dahlia Namian n’a pas de solutions magiques. Comme nous tous, elle se questionne. Mais la réflexion, c’est déjà un bon point de départ. « Qu’est-ce qui va venir après ? Je ne le sais pas. Mais c’est clair qu’il faut renouveler nos imaginaires politiques. »

Une chose est certaine, et on se répète, mais : les milliardaires ne devraient pas exister.

PS : Si vous voulez à la fois faire partie du problème et de la solution, le livre de Dahlia Namian sera disponible dans vos librairies début juin et sur Amazon si vous voulez enrichir Jeff Bezos.

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