Comme la plupart des fans de catch, mes premiers souvenirs avec ce sport (?) remontent à l’enfance. J’étais chez ma grand-mère et mon oncle était au salon avec moi. Il a ouvert la télé pour voir son émission du moment : WWF Raw.
À l’écran, j’ai vu un mort-vivant avec une larme noire sous l’œil faire son entrée vers le ring, avant de se faire attaquer par un homme aux cheveux longs et ses amis. Ces deux hommes étaient Undertaker et Shawn Michaels. Je ne le savais pas à l’époque, mais dans cette histoire, le mort-vivant était le gentil et le gars à la bidoch était le méchant. Dans mon esprit simple d’enfant de 6 ans qui parlait pas un mot d’anglais, si tu rentrais sous la marche funèbre, t’étais le méchant.
D’ailleurs, dans les semaines qui ont suivi, il m’est arrivé d’avoir peur en pensant à Undertaker avant de me coucher et j’imaginais alors que Shawn Michaels restait à côté de moi pour me protéger. Je devrais sûrement en parler à ma psy.
L’autre chose que je ne savais pas encore, c’était que je venais de vivre le début d’une histoire d’amour qui allait me suivre toute ma vie. À partir de ce moment-là, je suis devenu le gamin bizarre qui aime le catch. Même quand l’âge d’or de la lutte a pris fin, à la fin des années 90, et que tout le monde est passé à autre chose, j’étais celui dans les fêtes de famille qui donnait des nouvelles de Kane à mes cousins moyennement intéressés (« il a enlevé son masque et finalement les cicatrices étaient DANS SA TÊTE ! »).
Du coup, aujourd’hui, quand j’essaie d’expliquer cet amour inconditionnel à mes amis qui n’ont pas grandi avec cet art (?), j’ai parfois droit à des regards perplexes.
Je vais donc tenter d’expliquer une bonne fois pour toutes pourquoi des adultes qui ont prétendument toute leur tête peuvent se prendre de passion pour un spectacle un peu ridicule et clairement arrangé avec le gars des vues.
Tu sais que c’est truqué, pas vrai ?
Je vais répondre à ça tout de suite, parce que c’est l’argument qu’on me donne toujours en premier et c’est aussi l’argument le moins intéressant, à mon avis.
Oui, le catch, c’est arrangé. Non, c’est pas fake.
Y’a une différence.
Quand les catcheur.euse.s entrent dans le ring, ils ou elles savent déjà qui remportera la victoire et habituellement, la plupart des moments forts du match ont été planifiés d’avance (mais pas toujours; encore là, ça dépend).
Eh oui, les pugilistes collaborent entre eux pour se faire des prises. Vous savez, y’a pas moyen de faire une prise comme celle-ci sans que tout le monde y mette un peu du sien.
Mais les douleurs infligées et les blessures sont bien réelles. Connaissez-vous l’astuce pour se lancer en bas d’une cage et passer à travers d’une table sans se faire mal ?
Si oui, prière de la transmettre à Mick Foley qui aurait sûrement aimé l’avoir avant sa célèbre chute en 1998.
Savez-vous quel truc permet de plier une chaise sur le dos de quelqu’un ? Frapper assez fort pour qu’elle plie.
Du coup, oui, c’est arrangé, mais les catcheur.euse.s se font mal pour vrai.
Puis, on s’en fout, non ? À ce compte-là, Chris Evans n’est pas vraiment Captain America, Cillian Murphy n’a pas vraiment inventé la bombe atomique et les participants des Anges ne sont pas vraiment en amour.
Ça change rien. Parce que, quand on regarde le catch, on décide de s’abandonner à un spectacle. Un spectacle dans lequel tous les conflits se règlent en rivant au tapis les épaules de son adversaire, dans lequel une chanson se lance dès qu’on entre quelque part et dans lequel les gens qui portent un maillot d’arbitre perdent connaissance pendant 15 minutes dès qu’un catcheur les effleure.
Puis, c’est marrant.
Un sport participatif
Je n’ai jamais été un grand fan de sports télévisés (ni en personne, d’ailleurs, que je sois sur le terrain ou dans les estrades), mais je peux comprendre l’intérêt : y’a un espèce de sentiment euphorique de groupe qui se crée quand une salle est remplie de gens qui sont unis par une cause (dans ce cas, que notre équipe fasse plus de points que l’autre équipe). Cet intérêt m’a effleuré en 2018 : quand la France a remporté la coupe du monde et que j’ai suivi le match dans un bar rempli de fans.
Mais l’intérêt ne dure jamais bien longtemps et j’ai compris pourquoi : je suis un être égocentrique et je n’aime pas ne pas avoir d’influence sur le déroulement de l’action. Oui, c’est très nombriliste. Désolé.
Le match, c’est un sport dont la réaction du public influence le déroulement des événements. Bon, bien sûr, une fois que le match a commencé et que le ou la gagnant.e a été détérminé.e, la façon dont la foule s’époumonera ne changera pas grand-chose. Mais à moyen terme, le public a un pouvoir immense sur le déroulement de l’action. Vous aimez un personnage qui vous est présenté ? Applaudissez, criez ou huez, mais réagissez. Et à l’inverse, il n’y a pas pire sentence à la lutte qu’une foule indifférente.
Il y a des exemples concrets de ça. En 2013, Daniel Bryan (aujourd’hui Bryan Danielson à la AEW) était acclamé par la foule. Il était de loin le catcheur le plus populaire à la WWE. Mais l’ennui, c’est que l’entreprise ne le voyait pas vraiment comme un champion, comme quelqu’un qui pouvait être la tête d’affiche du spectacle.
Parce que l’ennui, vous voyez, c’est que Daniel Bryan fait un peu moins d’1m80 (un p’tit bébé, en termes de catch) et il avait l’air à l’époque d’un membre d’un obscur groupe de metal passé au sèche-linge :
Alors, la WWE a décidé que pour WrestleMania XXX, son événement phare de l’année, le match final mettrait aux prises Randy Orton, un colosse bronzé, contre Batista, le mec des Gardiens de la galaxie.
Ça a pas fait l’affaire des fans qui ont protesté pendant des mois, scandant le nom de Daniel Bryan à tout rompre, surtout pendant les segments qui mettaient en vedette Orton et Batista.
Résultat ? La WWE s’est sentie obligée d’intégrer Bryan au match… et d’en faire le champion du monde.
Je suis pas sûr que vous puissiez en faire autant pour votre club de foot.
Une façon unique de raconter des histoires
Mais au-delà d’un sport, le catch, c’est du théâtre. Un théâtre populaire, oui, assurément, mais du théâtre pareil.
Pourquoi ne pas juste aller au théâtre et ainsi éviter d’avoir l’air d’un marginal, me direz-vous ? D’une part : wow, t’es bien snob dis donc, interlocuteur inventé. Et d’autre part, le catch est un théâtre avec une façon unique de raconter des histoires.
Le catch permet suivre des personnages pendant des années et les voir évoluer avec le temps. Chaque rivalité et chaque match de gala deviennent alors un chapitre supplémentaire dans l’histoire d’un personnage qu’on va parfois suivre pendant des décennies… littéralement ! Sting, un catcheur de la AEW, a lutté son premier match en 1985 et v’là deux semaines, il participait à un match cercueil à Wembley, à Londres. Il a gagné.
Je vous donne un autre exemple.
L’un des catcheurs les plus populaires du moment est MJF, le champion de la AEW (ligue rivale de la WWE). Pour résumer le personnage de MJF, jusqu’à récemment : c’était un trou d’cul. Mais un vrai de vrai.
Y’a des dizaines de vidéos de lui qui insulte des enfants et des handicapés dans des séances de signature d’autographes.
Une fois de temps en temps, MJF nous faisait croire qu’il avait eu une révélation, qu’il avait changé. Des fois, il se montrait même vulnérable, nous donnant des bribes de sa jeunesse, nous laissant entrevoir une enfance difficile pour ce jeune homme juif élevé près de New York.
Mais à chaque fois, il finissait par poignarder tout le monde dans le dos, raillant au passage les fans qui étaient encore tombés dans le panneau.
Ce petit manège a duré pendant des années et il est devenu un méchant assez populaire pour mettre la main sur le titre le plus prestigieux de sa compagnie.
Puis, au début de cet été, il s’est passé quelque chose. Il est entré en rivalité avec Adam Cole, un vétéran respecté pour son talent dans le ring. Au début, ça avait l’air d’une rivalité normale qui allait se solder par un match de championnat dans le ring, mais l’histoire a pris une tournure différente. Ils ont été forcés de faire équipe dans un tournoi tag team et ils sont devenus amis.
MJF s’est pris d’amitié pour Cole, allant même jusqu’à faire faire des t-shirts pour célébrer leur alliance. Quelques semaines plus tard, alors qu’ils faisaient la promotion du jeu vidéo que la ligue venait de lancer, MJF a laissé échapper : « J’ai toujours ri des nerds qui jouent aux jeux vidéo, mais c’est vrai que c’est marrant, jouer aux jeux vidéo quand t’as un ami avec qui jouer ».
Un temps de silence, puis Cole s’est retourné vers son nouvel ami :
– Max, as-tu jamais eu d’ami ?
– …je veux pas en parler.
Oui, l’histoire a connu l’un de ses chapitres les plus importants à travers… UNE PUBLICITÉ POUR UN JEU VIDÉO.
Mais ce n’était pas terminé.
Ils avaient bel et bien un match à venir dans un show londonien qui s’annoncait historique, à Wembley. Il allait y avoir trahison, c’était évident. Est-ce que MJF, fidèle à son habitude, allait se retourner contre son nouvel ami ? Ou, au contraire, est-ce que c’était une option trop évidente et que c’était plutôt Cole qui allait être le traître ?
Le grand jour est arrivé, les deux meilleurs amis se sont affrontés dans le ring et malgré des coups bas, la trahison n’a pas eu lieu. Les deux hommes ont résisté à la tentation d’échanger leur amitié pour la gloire et MJF a conservé sa ceinture.
Sauf que lorsque MJF a tendu la main à Cole pour l’aider à se relever, ce dernier l’a repoussé. MJF, en larmes, a réalisé que Cole avait feint cette amitié pour avoir une chance au championnat. Dévasté, il a lancé son titre de champion sur celui qu’il considérait son ami, lui criant : « C’est juste ça qui compte, pour toi ? Tu peux l’avoir ». Puis, il s’est levé, attendant que son « ami » le frappe dans le dos avec sa ceinture. Le coup de poignard dans le dos qu’on attendait tous, presque littéralement.
Après une hésitation, Cole a levé la ceinture… puis l’a jetée au sol avant d’aller enlacer son ami.
Et comme une explosion, 81 000 fans se sont levés en même temps pour célébrer l’amitié.
Cette réaction, elle n’est possible qu’au catch.
Parce que l’histoire entre MJF et Cole a été racontée sur des mois. On a eu le temps de s’investir, de douter, d’être ému et d’avoir peur d’être déçu. Puis, quand le dénouement est arrivé et que l’amitié a triomphé, c’était encore plus touchant parce qu’on a vu MJF devenir une bonne personne après des années à être le PIRE être humain qui soit… ou plutôt, être une bonne personne qui agissait horriblement parce qu’il avait toujours été seul.
Cet arc a été raconté par des matchs, en équipe comme en solo, des promos dans le ring, des sketchs tournés d’avance et même, oui, une fucking publicité pour un jeu vidéo.
Et y’a juste le catch qui peut raconter des histoires pareilles.