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Pourquoi les contenus politiques sont-ils silencieusement chassés des réseaux sociaux ?

Sur la pointe des pieds, Instagram, Threads et Facebook chassent le politique de leurs plateformes.

Par
Malia Kounkou
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Dites adieu aux contenus à caractère politique sur Instagram et Threads ! Vraisemblablement, ils vont disparaître petit à petit de votre fil d’actualité. La mesure arrive cette semaine aux États-Unis et au Canada et la France est aussi dans le viseur explique France Inter.

Si la nouvelle a été publiquement décriée par de nombreuses personnalités publiques, reste qu’Instagram avait déjà discrètement pris cette décision depuis début février, citant dans un communiqué vouloir créer une « expérience plaisante pour tout le monde ».

Résultat : à moins que vous ne désactiviez manuellement la fonctionnalité dans vos paramètres Instagram, les contenus politiques seront désormais remplacés par des vidéos de chats.

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Si vous êtes utilisateur, cela signifie que par défaut, vous ne verrez plus de publications, mais aussi de comptes politiques sur votre page d’accueil, ainsi que dans vos suggestions et vos reels.

Toutefois, réjouissons-nous : ces mesures ne s’appliquent pas aux profils que l’on suivait déjà. Sauf si vous vous désabonnez de ceux-ci.

Quant aux créateurs qui publient ce type de contenu – ou en ont publié récemment – il leur faudra vérifier le statut de leur compte afin de s’assurer qu’Instagram les estime encore éligibles à la recommandation. Déjà, certains comptes ont senti l’impact de cette décision sur leur engagement et tant du côté des créateurs que du public, le moins qu’on puisse dire, c’est que la nouvelle n’a pas été bien accueillie.

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Aux grands maux, les moyens secrets

Colère et trahison : telles semblent être les deux émotions principales des internautes habitués aux contenus politiques sur leurs fils de réseaux sociaux. Car en les censurant, qui plus est sans jamais informer le ou la propriétaire du compte, beaucoup se sont sentis dépossédés de leur pouvoir décisionnel.

Pour se dédouaner, Instagram se contente de répondre aux médias en les renvoyant à leur communiqué du mois de février, comme si le choc général face à une décision déjà annoncée du bout des lèvres n’avait pas lieu d’être.

Il demeure que personne n’aurait pris connaissance de cette nouvelle fonctionnalité s’il n’y avait pas eu une contre-campagne de créateurs de contenu alertant leur public quant à la présence de cette mise à jour et la manière de la contourner. Ici, on voit donc le côté silencieusement sournois d’une décision d’intérêt général prise à l’écart de son public cible.

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En réalité, Meta rumine cette décision depuis déjà plusieurs années. Dès 2021, l’entreprise de Mark Zuckerberg parlait déjà de réduire les contenus politiques en s’aidant de sondages et d’analyses d’engagement (likes, commentaires, partages) pour harmoniser les algorithmes au son des consommateurs.

Mais à quoi se réfère ce fameux « politique » dont il est question depuis le départ? Car personne n’a vraiment l’air de le savoir.

Entre les mains de Meta, la définition de ce terme semble extrêmement malléable, car définie par deux variables en constant changement : l’avancement sociétal et la perception du public.

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« Pour être honnête, c’est une question difficile, surtout en année d’élections, car la politique n’est pas un élément clairement confiné à une partie de notre vie – elle est étroitement liée à la culture, à la culture pop et à l’actualité, de la technologie aux affaires en passant par la santé et la science », énumère Charlie Warzel, journaliste chez The Atlantic, dans une entrevue donnée à CNN.

Un flou artistique dans lequel tout peut donc se côtoyer, pour le meilleur comme pour le pire. Une question demeure toutefois : à terme, à qui ce flou profitera-t-il? Aux internautes qui joueront un peu plus chaque fois à repousser les limites du « politique » ou bien à Meta qui pourra désormais décider arbitrairement de masquer ce qui ne lui semble pas politiquement correct?

Mais si rien n’est précis à ce niveau, une chose reste sûre : la mention des élections n’est pas anodine, ici, et ce, en plus du fait que ces préoccupations aient vu le jour en 2021.

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Le 6 janvier de cette même année, le Capitole était pris d’assaut par une horde de partisans de l’ex-président Donald Trump refusant farouchement sa défaite, laissant quatre morts sur leur passage. À l’origine de cet événement tragique, on dénote une marée intarissable de fake news et autres théories du complot propagées sur nul autre canal que Facebook.

« Ce n’est pas un nouveau problème », déplorait anonymement dans le Washington Post un employé de Meta au sujet du rôle des politiciens, mais aussi de Facebook, dans la propagation des discours haineux et de mensonges sur ladite plateforme.

Un problème datant de plusieurs années, comme le décrit un rapport cité dans ce même article. Il y est dénoncé l’inaction volontaire du personnel exécutif de Facebook qui, bien avant les événements du Capitole, était bien au fait « des moyens de réduire la propagation de la polarisation politique, des théories du complot et des incitations à la violence ».

À l’approche des élections présidentielles américaines de novembre 2024, un vent paniqué de déjà-vu a certainement soufflé au sein de l’entreprise.

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Mais plutôt que de se pencher véritablement sur le problème pour offrir une modération millimétrée, il semblerait que Meta ait décidé de modérer drastiquement les contenus politiques… en coupant tous les contenus politiques.

Protection ou censure ?

Face à cette décision, beaucoup s’interrogent :

n’est-ce pas plus dangereux de masquer tout contenu politique pendant une période où la politique est justement la plus pertinente ?

Il n’y a qu’à observer l’opération de séduction que de nombreux élus français tentent auprès de la jeunesse à l’aube des élections européennes qui auront lieu du 6 au 9 juin 2024. Le but est de leur faire réaliser l’impact du résultat sur la montée de l’extrême droite en France, en plus du grand pouvoir de décision que leur simple vote détient.

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Or, en coupant Meta de cette boucle de sensibilisation, on retire le pouvoir décisionnel d’un des publics les plus affectés par le résultat de ces élections.

Désillusion, indifférence et absentéisme volontaire; la politique est un sujet de moins en moins alléchant chez les 18-35 ans, ce n’est un secret pour personne. Mais avec cette nouvelle mesure, la dégringolade d’intérêt ne risque pas de freiner.

C’est pourquoi l’argument d’une « expérience plaisante pour tout le monde » et de la protection de la liberté mentale, mais aussi politique des internautes, avancé par Meta a du mal à passer.

En effet, comment parler soudainement de liberté si, bien avant que ces critères aient été mis en place, une censure cachée et extrêmement ciblée se faisait déjà ?

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C’est du moins ce qu’affirme l’organisation Human Rights Watch en dénonçant des suppressions « systématiques » de contenus pro-palestiniens, des suspensions ou invisibilisations de comptes et de publications pro-Palestine sur Instagram et Facebook. Et cette sonnette d’alarme a été tirée en décembre 2023, soit deux mois avant le communiqué officiel sur la disparition de discours politiques sur les plateformes Meta.

« La censure par Meta des contenus en faveur de la Palestine tourne le couteau dans la plaie d’une époque marquée par d’indescriptibles atrocités et de répression qui étouffent l’expression des Palestiniens », déplore dans ce même communiqué Deborah Brown, directrice adjointe par intérim de la technologie et des droits humains chez Human Rights Watch.

« Les réseaux sociaux constituent une plateforme essentielle permettant aux gens de témoigner et de dénoncer les abus, mais la censure de Meta contribue à l’effacement des souffrances des Palestiniens. »

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La fin du militantisme

Et ainsi se pose la question nécessaire de la survie du militantisme.

En grande partie, la pérennité de cet altruisme virtuel dépend effectivement des réseaux sociaux, que ce soit pour sensibiliser le plus grand public possible par le biais d’informations vulgarisées, pour partager des liens menant vers des ressources d’aide aux victimes ou encore pour organiser des actions politiques dans la vie réelle.

« Toute la valeur ajoutée des réseaux sociaux, pour les hommes politiques, c’est que vous pouvez atteindre des gens normaux qui, autrement, n’entendraient peut-être pas un message qu’ils ont besoin d’entendre », explique le stratège démocrate Keith Edwards dans le Washington Post.

Et l’efficacité du médium n’est plus à prouver, tant les exemples s’accumulent : l’expansion du mouvement Black Lives Matter suite au meurtre de George Floyd en 2020, les nombreuses manifestations appelant à la responsabilisation de tous ceux qui profiteraient de la maltraitance du peuple Ouïghour en Chine, ou encore les nombreuses expressions de soutien envers la Palestine suite à l’éclatement de la guerre de Gaza et appelant au cessez-le-feu jusqu’en pleine cérémonie des Oscars.

En détenant ces pouvoirs de mobilisation, de pression et d’action entre ses mains, les réseaux sociaux sont peut-être l’acteur de changement le plus puissant de notre siècle.

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Que se passera-t-il lorsque l’algorithme jugera ces contenus trop « politiques » et les dissimulera derrière des reels de cuisine et de crochet ? Lorsque des drames similaires arriveront, il est désormais à craindre que celles et ceux se tenant principalement informés par le biais des réseaux sociaux (et ces personnes sont nombreuses) n’en aient jamais vent.

Et il ne restera plus qu’une chambre d’écho aux parois trop imperméables pour laisser circuler non pas seulement les idées contraires, mais juste les idées, les empêchant de s’infiltrer à l’intérieur de notre bulle pour défier nos perceptions.

Une chambre à soi

Mais peut-être que s’agacer de cette nouvelle mise à jour est aussi le symptôme d’une autre chambre d’écho.

Après tout, selon les dires de Mark Zuckerberg en 2021, les contenus politiques ne seraient pas aussi prisés des internautes qu’on ne le croirait.

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« L’un des principaux commentaires que nous entendons de la part de notre communauté, en ce moment, est que les gens ne veulent pas que la politique et les combats prennent le pas sur leur expérience sur nos services », expliquait-il lors d’une conférence présentant les résultats Facebook du dernier trimestre de 2020.

Une majorité silencieuse semble donc regretter le temps où les réseaux sociaux livraient exactement ce qu’ils promettaient : du divertissement très, très loin du monde réel. Or, avec le temps, les frontières entre virtuel et réel sont devenues poreuses, effritées entre autres par la pandémie.

Petit à petit, le réel est donc venu se transposer au virtuel dans ses formes les plus alarmistes, transformant cette bulle virtuelle en un nuage d’anxiété. « La criminalité, le terrorisme et les querelles partisanes »; tels sont les sujets les plus craints, mais aussi les plus récurrents, sur nos fils d’actualité, comme le rapporte une étude de 2022 sur l’anxiété des nouvelles présente sur les réseaux sociaux.

« Éviter les nouvelles est une stratégie raisonnable de leur point de vue étant donné ce que les utilisateurs ressentent souvent de l’anxiété et de l’impuissance [face à ces drames] », peut-on y lire.

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Peut-être est-ce à ces personnes qu’Instagram, Threads et (bientôt) Facebook ont pensé en inaugurant un nouveau paramètre qui leur permettrait de souffler. Mais si, après cet oxygène renouvelé, vous souhaitez vous reconnecter au monde réel et à ses enjeux, sachez qu’il ne se trouve qu’à quelques clics.