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Pourquoi le milieu des jeux vidéo est-il aussi toxique?
Remarques rabaissantes, sexistes, racistes pouvant aller jusqu’au harcèlement. Le milieu vidéoludique baigne dans une toxicité normalisée, difficile à combattre.
« Espèce de grosse pute, tu vas fermer ta chaîne », « Retourne à ta cuisine », « C’est nous les hommes ». Ce florilège d’insultes, Audrey alias Bad Blondie, a dû le subir pendant plusieurs jours sur sa chaîne Twitch. Du harcèlement ciblé, parvenant par vagues sur son compte dédié notamment au jeu de tir Rainbow 6. « Je joue sur console et j’ai dû bloquer les messages, les demandes d’amis. J’évite aussi de parler de ma famille sur les réseaux sociaux, se désole cette joueuse de 34 ans. Il y a eu des moments où je ne voulais plus revenir en stream. »
Ces comportements, fréquents et normalisés dans la communauté des gamers, relèvent d’une façon de penser et d’agir appelée couramment toxicité. « Quand on y pense, cette métaphore est étonnante car elle signifie que certains comportements sont similaires à ceux des poisons sur les corps », suggère la chercheuse québécoise en sémiologie Laura Iseult Lafrance St-Martin. Plusieurs éléments peuvent caractériser de tels modes d’action : le sexisme bien entendu, parfaitement décrit dans cet excellent article de la développeuse Mar_lard en 2013 et sous-jacent depuis le Gamergate de la même année. Un sujet toujours d’actualité comme l’ont révélé les dernières enquêtes sur le harcèlement sexuel et sexiste systémique présent au sein d’une des plus grandes boîtes des jeux vidéo, Ubisoft. Mais aussi, dans certaines communautés de jeux, l’intolérance envers les nouveaux, qui ont même le droit à une insulte dédiée: noob. Kévin, amateur du jeu d’arène de bataille en ligne League of Legends de 23 ans, le constate régulièrement : « Si vous jouez mal, on va vous insulter. »
A l’origine de cette toxicité, par ailleurs présente dans la société de manière plus générale, plusieurs éléments : les jeux vidéo proviennent tout d’abord de l’informatique développé par l’armée et porte donc, dans leur ADN, une « idéologie militarisante », selon la chercheuse à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Autre facteur, et non des moindres, l’activité a vite été représentée comme une passion d’hommes « alors que l’on sait bien qu’il y a des femmes qui y jouent depuis le début », poursuit Laura Iseult Lafrance St-Martin. Cette construction est retranscrite en longueur dans ce passionnant documentaire de Game Spectrum, « Qui sont les joueurs de jeux vidéo ? ». Résultat : les remarques, les trolls, les raids de harcèlement sont légion pour suivre une certaine « culture » geek indéboulonnable. « Dès que je parle dans mon micro, je suis traitée différemment, de façon rabaissante », déplore Pauline, de son nom de joueuse Lystic, 26 ans et passionnée du jeu de stratégie Starcraft II. Pour elle, la nocivité est même allée plus loin puisqu’un jour, elle a découvert que certains joueurs avaient retrouvé son compte Facebook et fouillé son passé. Celle qui est aussi casteuse pour des matches en garde un souvenir cuisant : « J’ai eu peur et je me suis sentie démunie face à cela. »
Changer les choses
Il faut dire également que, comme les milieux de l’Internet de manière générale, les jeux vidéo, surtout ceux en ligne, bénéficient d’un pseudonymat quasi-constant, lui aussi ancré dans la culture de ce médium. Celui-ci promet un sentiment d’impunité assuré pour les gamers toxiques. « Les maisons d’édition laissent s’installer ces comportements sans les punir », regrette Pauline. Les décisions pour bannir certains joueurs prennent parfois des jours, et il leur est souvent possible de s’inscrire à nouveau sans problème avec un nouveau pseudo.
Sur ce point, Julien « Kivvi » Serrier, coach de l’équipe DemiseGG sur le jeu Rainbow 6 (R6), abonde : « Je pense qu’on ne veut pas se donner les moyens d’intervenir car travailler contre la toxicité ne rapporte rien directement. » Au sein de son équipe, il a déjà vu des joueurs s’emporter ou s’insulter, et c’est ce qu’il appelle la toxicité « normale » car elle n’est même plus remise en question dans la communauté vidéoludique. Or, il en est persuadé, les professionnels ont un devoir d’exemplarité envers les communautés qui les suivent. Mais, selon lui, les éditeurs de jeux vidéo n’ont pas pris la mesure de ces comportements et ne prennent que des mesures de façade. Pour Riot Games, l’éditeur de League of Legends, pour Ubisoft, et Rainbow 6… les solutions sont identiques : sanctionner un joueur s’il se comporte mal en le signalant, le récompenser s’il a un comportement exemplaire. « Ce type d’approches, “béhaviorales”, ne permet pas d’agir sur le fond du problème », avance Laura Iseult Lafrance St-Martin. Pour elle, la première étape pour avancer sur le sujet consisterait à avoir un dialogue sur la question, mesuré, et sans jugement. Rien ne sert de créer une panique morale autour de la pratique des jeux vidéo, en dramatisant sur leurs usages. Les entreprises, qui sont dans une logique de profits, n’ont bien souvent pas le temps ni l’intérêt pour ces démarches.
Les initiatives proviennent donc des acteurs et actrices de terrain eux-mêmes comme le coach Julien « Kivvi » Serrier, qui souhaite créer d’ici peu une « safe zone » sur la plateforme d’échanges vocales Discord afin que les joueurs de R6, amateurs comme professionnels, puissent trouver un univers serein et sans jugement. Pour y entrer, une seule nécessité : accepter le règlement. « La bienveillance sera le maître-mot », précise-t-il.
Dans un autre registre, Sarah, connue sous le peusdo d’Itssarou, a quant à elle choisi de sensibiliser directement en streamant, en portant son voile lors de ces heures de lives. « J’ai de nombreuses amies voilées qui adorent le jeu vidéo mais qui n’osent pas s’y mettre », indique cette passionnée de GTA RP de 19 ans. Après avoir longtemps cherché des femmes voilées influenceuses sur Twicth en France sans rien trouver, elle a décidé de se lancer. Comme beaucoup, Sarah a dû affronter les remarques, souvent portées sur sa religion. « On me demande si je suis forcée à mettre le voile par mon père ou mon frère. Je réponds que je ne serais pas sur Twitch si c’était le cas », s’indigne-t-elle. Malgré les commentaires, Sarah a décidé de faire de la visibilité son cheval de bataille « pour éduquer et mettre en valeur les femmes qui portent le voile dans le domaine du jeu vidéo ». Peut-être la première étape d’une grande discussion pour ouvrir les perspectives et mettre fin à cette toxicité ambiante.