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Avant-hier, à la même heure, les fashion addicts du 2.0 érigeaient un bûcher virtuel pour y cuire à feu doux le rappeur A$ap Rocky. Son crime ? Avoir débarqué sur le tapis rouge du fameux MET Gala enroulé dans une couette multicolore et s’être pensé suffisamment subversif pour éblouir ainsi son auditoire. Mauvaise nouvelle, A$ap, notre vue est encore parfaite et ta cuisson le sera aussi.
Dès que sont apparues les premières photos de tapis rouge sponsorisées Getty Images, le festival des opinions virtuelles a d’office été inauguré.
Chaque année a lieu le procès public le plus anticipé des Internets, j’ai nommé : le MET Gala. Organisé dans les locaux du Musée d’Art Métropolitain de New-York (« MET » pour les intimes) et chapeauté par la rédactrice en chef de Vogue, Anna Wintour, ce bal à thème est officiellement le rendez-vous annuel des gens fabuleux aux tenues fabuleuses.
Officieusement, cependant, le MET Gala est une audience disciplinaire où lesdites tenues se tiennent à la barre pendant que les célébrités qui les portent défendent leur cause devant un jury impitoyable habillé en pyjama et chaussettes trouées. En d’autres termes : devant nous.
Sur les réseaux sociaux — et en particulier sur Twitter —, ce Gala est toujours un petit évènement et l’édition 2021 dédiée à la mode 100% américaine n’a pas échappé à la règle. Dès que sont apparues les premières photos de tapis rouge sponsorisées Getty Images, le festival des opinions virtuelles a été inauguré d’office.
Dress code 101
« Faites des folies ou bien ne venez pas ! »
Un outfit du MET Gala ne se juge ni à la légère ni à l’aveuglette. Son appréciation doit effectivement répondre à des critères bien particuliers. Le premier semble même des plus logiques. « Déjà, il faut être dans le thème », énonce ainsi Corentin sur le ton de l’évidence. Sur Twitter, ce cinéaste en herbe aime évaluer chaque tenue avec minutie et n’a que très peu de tolérance pour les hors-sujets — exemple : venir en jupe vert pomme à un MET Gala sur le thème du feu.
Mais suivre la feuille de route à la lettre ne fait pas tout le travail, loin de là. « Il faut aussi être extravagant », continue Corentin, listant l’originalité en second critère de notation. Il est important que le vêtement sorte suffisamment de l’ordinaire pour accrocher le regard et mériter sa sainte place sur le tapis rouge. Comme Corentin le résume si bien : « Faites des folies ou bien ne venez pas ! »
Pour arriver à une perfection vestimentaire, cependant, un travail en amont se doit d’être effectué, tel que le souligne à juste titre Mounira. « Il faut avoir la team adéquate pour pouvoir exécuter la vision », explique la jeune femme qui a l’oeil pour les petits détails. « Il faut le bon maquilleur, la bonne coiffure, les bijoux, la manucure… il faut que tout soit on point. »
Les chouchous du public
Réunir ces trois critères — et le faire à répétition — fait émerger chaque année de grands favoris du web. Leurs sans-fautes consécutifs les érigent au rang de valeurs sûres qui, aux yeux des internautes, ne décevront jamais.
Rihanna est apparue en Pape, toque incluse, dans une tenue Maison Margiela de 750 heures de main-d’oeuvre.
Parmi ces élus figure sans surprise l’actrice Zendaya Coleman. « Pour moi, en ce moment, c’est vraiment la princesse de la mode », affirme avec aplomb Mounira. « Elle peut tout porter et elle sublime vraiment n’importe quelle tenue. » Lors du MET Gala 2018 portant sur le thème catholique « Heavenly Bodies », la jeune femme avait fait l’unanimité avec un look d’inspiration Jeanne d’Arc composé d’une robe de mailles Versace, ses cheveux roux coupés en un carré médiéval. Un 10/10 immédiat.
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Rihanna est également une incontournable du tapis rouge, autant pour ses tenues que pour l’accessoire indispensable qui les accompagnent : son audace. Là encore, l’édition 2018 du MET Gala en est la parfaite illustration. La chanteuse y est apparue en Pape, toque incluse, dans une tenue Maison Margiela de 750 heures de main-d’oeuvre. L’année précédente, c’était une robe déstructurée Comme des Garçons en confettis rouges qui lui avait valu la couronne des festivités. Et l’année d’avant encore, sa fameuse tenue « omelette » dotée d’une traîne de cinq mètres s’était imposée reine de la soirée — et des memes.
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Fashion faux-pas
L’observateur du MET Gala est un observateur exigeant qui n’attend qu’une seule chose : être subjugué. Pour Corentin, porter un smoking sans sel ni épices devrait donc être passible de prison. « Les hommes qui viennent en costumes noirs, vraiment, ça me met hors de moi. Ils devraient être interdits à l’entrée », déclare-t-il sans appel.
« Les gars, vous êtes riches, vous êtes beaux… et vous venez en robes de gala à une cérémonie qui demande de la folie ? »
D’autant plus que lorsque l’effort masculin est là, le résultat se constate. Corentin se souvient encore du costume blanc Versace imprimé de broderies dorées et doublé d’une cape avec lequel Chadwick Boseman (paix à son âme) a illuminé le tapis rouge, en 2018. Sans oublier l’entrée pharaonique de Billy Porter qui, surélevé par six serviteurs égyptiens, a atteint les marches en costume ailé Giuseppe Zanotti. Donc quand on veut, eh bien on peut.
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Et il en va de même pour les femmes qui viennent au bal… en robe de bal. « Les gars, vous êtes riches, vous êtes beaux… et vous venez en robes de gala à une cérémonie qui demande de la folie ? C’est du gâchis », déplore Corentin qui, cette année, remarque une claire baisse de niveau.
L’éloge du vide
Selon Thibault, un autre adepte du décryptage post-bal, cette descente en qualité s’explique par le fait que le MET Gala, pourtant si sélect, devienne progressivement un open-bar pour n’importe qui ayant récemment dépassé la barre des 100 000 abonnés sur Instagram. Il en résulte une altération de l’essence excentrique originelle du Gala qui, petit à petit, régresse au stade de simple soirée de réseautage avec option shooting photo.
« Ce n’est ni l’endroit, ni le lieu, ni l’heure. Et puis, de toutes façons, ces personnes-là s’en foutent. »
« On aime trop inviter n’importe qui sous prétexte que, cette année, [ces personnes] ont été connu[es] par Tiktok », relève Thibault, un tâcle à peine voilé pour la tiktokeuse Addison Rae magistralement hors-thème cette année. « Et certains influenceurs ne font pas d’efforts. C’est haute couture, quoi. C’est pas le mariage de ta cousine. »
Un autre point dérangeant pour Thibault est celui de « l’over-performance factice » de plus en plus présente sur le tapis rouge. Par cette expression sont englobées les tenues à messages politiques souvent vides de sens, de contexte ou d’action réelle et qui, finalement, ne sont là que pour servir l’image de ceux qui les portent.
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Dans l’édition 2021, cette performativité a été reprochée à la mannequin Cara Delevingne et sa veste made in Dior frappée de l’inscription « Peg the patriarchy ». Beaucoup y ont vu un féminisme dilué à l’eau. Il en va de même pour la politicienne Alexandra Ocasio-Cortez qui s’est présentée avec une robe Brother Vellies taguée des lettres « Tax the rich » à un MET Gala réunissant des millionnaires et où, sans invitation, l’entrée se paie 35,000$. « Ce n’est ni l’endroit, ni le lieu, ni l’heure. Et puis, de toutes façons, ces personnes-là s’en foutent », souligne Thibault. « C’est vraiment l’allégorie [du meme] ‘enough activism for today’. »
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Un public anonyme (et QUI SOUHAITERAIT LE RESTER)
« On n’est personne donc, du coup, on peut se permettre de dire tout ce qu’on veut. »
Pourquoi aime-t-on donc autant suivre le MET Gala ? Que les habits nous frustrent ou nous exaltent, que le concept nous crispe ou nous laisse indifférent, chaque année, nous sommes au rendez-vous devant nos écrans, une nouvelle opinion par minute. Comment le comprendre ? D’une personne à l’autre, les raisons varient.
Il y a ceux qui aiment commenter pour le simple plaisir de commenter. « C’est toujours cool de donner son petit avis alors que tout le monde s’en fout », en rit Corentin. S’il attend le MET Gala, c’est autant pour la surprise des tenues que pour les commentaires humoristiques qui fuseront en ligne, lui assurant une soirée de fous rires silencieux. Peu d’évènements peuvent se vanter d’être aussi virtuellement fédérateurs que celui-ci et l’anonymat a apparemment beaucoup à y voir. « On n’est personne donc, du coup, on peut se permettre de dire tout ce qu’on veut », raisonne Corentin.
« Je pense que si moi-même je montais le tapis, je mourrais de stress. »
Il y a ceux qui observent le déroulement du MET Gala comme une vitrine de l’Avenue Montaigne : de l’extérieur et avec envie. « C’est un évènement de l’élite », comme le qualifie solennellement Mounira. « Ce n’est pas Monsieur et Madame Tout-le-monde qui peuvent y aller, quoi. » Les habits sont beaux, les gens aussi ; quelques fois, c’est juste agréable d’admirer le tout. Et pourquoi pas, de s’imaginer à leur place.
Cependant, avoir envie d’y être ne signifie pas avoir véritablement envie d’y être. Entre fantasme et réalité, le fossé de l’anxiété est effectivement trop profond pour être ignoré. « Je pense que si moi-même je montais le tapis, je mourrais de stress », admet à ce sujet Corentin. « Ce que je fais chez moi, à commenter les tenues, les gens le feraient sur moi fois mille. Donc je pense que je préfère rester dans mon lit avec une petite tasse de thé. »
D’où l’intérêt des coulisses dématérialisés offerts par Internet. Dans ce petit havre virtuel, même Thibault qui, habituellement, s’agace des démonstrations gratuites d’opulence, accepte de mettre son anti-capitalisme sur pause le temps d’une soirée. « C’est l’un des seuls moments où on accepte que les riches soient riches et ça nous divertit », blague-t-il. « C’est notre cirque pour l’année. »