.jpg)
Pourquoi le hit « Djomb » de Bosh pose problème (surtout en 2020)
Nous sommes en août 2020 en France. J’écoute la playlist « Hit du Moment » sur Spotify et je tombe sur la chanson Djomb de Bosh. 46 millions de vues sur Youtube.
Voici ce que j’entends (quelques extraits tirés des paroles de la chanson):
J’vois une go passer, j’la verrai peut-être pas deux fois Et je vais la voir, j’prends ma meilleure voix
“Bien ou quoi? T’habites dans l’coin ou quoi?
J’t’ai vu passer dans l’allée, ton boul me rend romantique” Il fait des appels de phares
Quand il bouge de gauche à droite, j’suis obligé de réagir
Parce qu’elle est (djomb) elle fait la meuf qui a plein de principes J’lâche l’aHaire, j’retourne faire mon biH
Le soir elle m’voit sur YouTube maintenant c’est elle qui insiste Elle qui insiste, elle qui insiste (yeah, yeah)
Elle est djomb, le bas du dos est bien bombé
Elle est djomb, tout le monde veut la gérer
Elle est djomb, elle fait que d’me regarder
Mais je bombe, qu’est-ce qu’elle est djomb, qu’est-ce qu’elle est djomb
Si t’es belle, bonne, ma chérie donne ton number
De dos, tu ressembles beaucoup à Amber
T’as déjà posé ton histoire d’amour, je m’en beurre
Tu veux pas te faire gérer alors ka ou ka fé la?
Pourquoi tu m’regardes? Tu veux savoir si j’guette ton terma?
Plusieurs questions sautent à mon esprit : comment ce type de texte peut-il encore être écrit en 2020 ? Comment peut-il recevoir l’approbation du public ? Pourquoi ne suscite-t-il pas des questionnements, voire même, osons le dire, de l’indignation ? De nombreux articles ont couvert ce succès — au mieux, il y a une phrase qui sous-entend que la chanson est parfois « un peu trash concernant les femmes ». Ce n’est, après tout, qu’un tube de l’été, vais-je entendre. Soyons clair : si ce produit culturel circule dans l’espace public sans que (presque) personne ne s’offusque, c’est que la société a intégré ces représentations archaïques de la femme, les tolère et les promeut. Décryptage.
La femme, un bel objet au service du plaisir des hommes
Dans cette chanson, la femme n’est valorisée que pour ses attributs physiques (« elle est djomb » signifie « elle est bonne »). Le narrateur n’a par ailleurs aucun scrupule à l’aborder dans la rue — et de façon insistante, puisqu’il l’admet plus loin que, cette fois-ci, « c’est elle qui insiste » — pour lui faire des commentaires sur une partie intime de son corps: « J’t’ai vu passer dans l’allée, ton boul me rend romantique ». Cette objectivation de son être par un inconnu n’offense pas la concernée — au contraire, elle y prend plaisir. Dans le clip, elle arbore un sourire en coin. Elle aime ça, se faire mater. « Pourquoi tu m’regardes ? Tu veux savoir si j’guette ton terma ? » (terma signifie fessier en arabe). Finalement, les femmes désirent que les hommes décident pour elles « tout le monde veut la gérer », parce qu’une femme, ça se gère, ça se retourne, ça se maîtrise.
A leur première rencontre, elle fait « genre » elle « a plein de principes ». Son refus n’est ni véritable, ni définitif donc. En d’autres termes, son « non » n’est pas un vrai « non ». Lorsqu’elle voit que le narrateur est célèbre et a donc sûrement de l’argent et/ou du pouvoir, alors elle revient vers lui. Dans une des premières scènes du clip, elle est d’ailleurs entourée de pièces de monnaie, ce qui donne une indication sur ses véritables motivations.
Cette représentation de la femme vous est sûrement familière, car elle circule encore dans l’inconscient collectif (des hommes et des femmes). Et elle existe depuis … au moins l’Ancien Testament. C’est bien Eve la manipulatrice qui fait croquer la pomme à Adam et condamne ainsi les êtres humains à faire face à tous les maux du monde. Cette première pècheresse doit être contrôlée, maitrisée et punie par l’homme. Elle n’est qu’un être creux, superficiel qui n’appelle qu’à être rempli par lui. A présent, il décidera pour elle. La chanson « Djomb » trouve ces racines dans ce récit, au même titre qu’elle l’alimente, comme de nombreux autres produits ou pratiques culturelles.
Un imaginaire qui rend la société complice des maux des femmes
Prenons l’exemple du harcèlement de rue, qui est une illustration parfaite de la prégnance de cet imaginaire. 86% des Françaises ont déjà été « victimes d’au moins une forme d’atteinte ou de violences sexistes ou sexuelles dans la rue » et 100% ont déjà été harcelées dans les transports en commun (Source: Etude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes). Une arène publique clairement menaçante pour les femmes. Et pourtant, rien ne change. Pire, la situation s’est vraisemblablement aggravée pendant le confinement et depuis le déconfinement. Les articles relatant cette augmentation constatée de sollicitations agressives pullulent.
Plus que banalisée, c’est une pratique qui s’est normalisée avec la création de codes qui lui sont propres : un regard très insistant (qui ne lâche pas), une remarque ou une injonction sur son physique (« t’es bonne », « t’es belle », « souris, tu serais plus jolie ») ou une invitation impromptue à un rapport sexuel (« j’ai envie de te bai*** », « viens, on va bai***, tu me plais »). Souvent suivi d’un silence (parfois d’une remarque !) de la femme signifiant son refus. A cela, l’homme, offusqué d’avoir été rejeté par la femme alors qu’il lui avait pourtant fait l’honneur de la choisir, peut la traiter de tous les noms (« pu** » et « sal*** » ayant la préférence de nombre d’entre eux), l’insulter sur son physique (qui pourtant lui était a priori très plaisant il n’y a de ça que quelques secondes), lui faire des doigts d’honneur aussi et/ou la menacer de violences sexuelles (souvent des pratiques dans les fesses, jugées comme dégradantes, dignes seulement des « chien**s »). Vous pourrez trouver toutes les déclinaisons possibles sur des comptes Instagram comme @disbonjoursalepute, @no.dick.pic ou @sorcieretamere, pour n’en citer que trois. Un ensemble de comportements qui met particulièrement mal à l’aise et qui suscite la peur — Jusqu’où va-t-il aller ? Est-ce qu’il va me toucher, me frapper, me violer ? Est-ce que quelqu’un va pouvoir (ou vouloir) m’aider ?
Pour y faire face, les femmes ont appris à se taire. A baisser les yeux. A subir sans broncher. « C’est pour te protéger, on ne sait pas comment le gars peut réagir », voilà ce qu’on nous dit et ce que nous nous disons. Pire, nous devrions en tirer de la satisfaction: « ça va, il a dit que j’étais jolie, c’était gentil. » Ces remarques, c’est l’excuse rationnelle sous laquelle se cachent des strates d’éducation archaïque et de représentations dévalorisantes de la femme. La femme n’est pas l’égal de l’homme, elle est à son service. Sa fonction est de satisfaire l’homme, à savoir ses yeux, son corps, son ego. Sa valeur et son épanouissement résident dans sa capacité à lui plaire. Son devoir est d’accepter ce sort qui lui est imposé. Les femmes apprennent dès leur enfance à faire preuve d’empathie, à accepter, à consentir. A se soumettre. Qu’une femme adulte fasse le choix d’incarner cet archétype de la féminité dans l’intimité de son couple, cela la regarde. Il s’agit d’un choix consenti (à moins que ce ne soit qu’une autre forme de misogynie intériorisée, mais gardons ce débat pour un autre article). En ce qui concerne le harcèlement de rue, nous tolérons qu’une femme se sacrifie (son temps, son intimité, sa dignité) pour des hommes inconnus dans la rue ; que son consentement ne soit pas considéré et pire, que son refus donne l’autorisation à l’homme de déchaîner sa colère sur elle. En 2020, une femme a encore l’injonction d’accepter ce v(i)ol de son énergie vitale.
Plaidoyer pour un nouveau destin et récit pour les femmes
In fine, je ne sais même pas ce qui me met le plus en colère. Est-ce les manifestations tangibles de cet imaginaire qui nous entourent quotidiennement, des produits culturels aux harcèlements de rue ? De voir un hit de l’été mettant en scène une femme manipulatrice qui tire sa jouissance de plaire à un homme ou de se faire traiter de tous les noms simplement pour avoir dit « non, je ne suis pas intéressée »? Est-ce les représentations archaïques en elles-mêmes ? Une certaine vision de la femme en décalage complet avec ses combats, ses ambitions, sa raison d’être en 2020. Ou est-ce la tolérance et donc complicité de la société vis-à-vis de telles représentations ? Une forme de fatalisme qui illustre, au mieux, une passivité, au pire, un encouragement, car d’une certaine manière, c’est mérité. Pour changer le tangible, il faut d’abord changer l’intangible. Réagissons quand un hit de l’été glorifie une représentation archaïque. Déconstruisons nos imaginaires liés aux femmes (comme aux hommes !). Réinventons des récits plus positifs, plus contemporains, plus valorisants de la féminité.