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Pourquoi la taille est-elle un si grand tabou chez les hommes ?

Lumière sur un mal-être universel, mais silencieux.

Par
Malia Kounkou
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Sur Reddit, un internaute annonce son suicide. « [Je n’ai] aucun intérêt à vivre en tant qu’homme petit », intitule-t-il sa publication.

D’un « fuck you » à l’autre, ses griefs sont listés au fil du corps de texte. « Fuck you à tous les gens qui minimisent mes tourments d’homme de petite taille et qui me disent que “c’est juste dans ta tête” », vide-t-il son sac avant de poursuivre un peu plus loin : « Je suis convaincu qu’il n’y a rien de pire que d’être un petit homme. Allez-y, riez, mais j’ai enduré cette merde et c’était épouvantable ».

Un cri du cœur qui trouve son écho palpable – mais bien moins extrême – dans le témoignage de John* (nom d’emprunt). Ingénieur de profession, ce Canadien de 1m65 contera au Toronto Star son pèlerinage jusqu’à Montréal pour s’offrir chirurgicalement 10 cm de plus.

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« C’est juste pour mon épanouissement personnel, juste pour faire de moi une personne plus heureuse, explique-t-il. De l’intérieur, personne d’autre n’aurait pu me faire [oublier] ma taille. La changer physiquement était la seule option. »

@mrbrokenbonez They said it wasnt possible. From 5’5 to 6’0 using limb lengthening surgery. @LiveLifeTaller #growingtall #growingtaller #growthspurt #limblengthening #limblengtheningsurgery #gettingtall #gettingtaller #sixfoot ♬ Nice For What – Drake

Allongement cosmétique des jambes; ainsi se nomme cette fameuse recette du bonheur. La procédure n’est toutefois pas douce, car les fémurs sont fracturés puis piqués temporairement d’une tige en titane qui éloigne sur plusieurs semaines les deux extrémités osseuses à hauteur d’un millimètre par jour jusqu’à ce qu’elles se régénèrent à la taille désirée.

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Le long travail de rééducation qui s’ensuit, couplé aux possibles complications musculaires, nerveuses ou même osseuses, force patience et minutie. Volonté aussi : certains sont prêts à mettre leurs maisons en hypothèque pour se payer cette seconde chance sociale – dont le coût avoisine les 62 000 euros.

Mais si cette procédure a explosé pendant la pandémie pour ne jamais vraiment désenfler par la suite, elle n’est qu’un petit symptôme dans l’océan d’un plus grand tabou : celui de la taille chez les hommes.

un passeport vital

« Être grand, c’est à la fois une conséquence, une preuve de virilité et une injonction, analyse Étienne*, 24 ans* (prénom et âge d’emprunt). On reconnaît un homme à sa taille et tu n’en es pas complètement un si tu n’es pas grand. »

« J’ai plus de difficulté à vivre ma petite taille qu’à vivre mon homosexualité et mon identité de genre. »

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Des mots forts qu’un vécu difficile justifie : depuis son jeune âge, Étienne souffre d’une maladie orpheline dérivée du nanisme qui a retardé sa croissance osseuse et lui occasionne aujourd’hui encore douleurs insoutenables et suivi médical intensif – « Je n’ai pas grandi de la manière dont je devrais », résume-t-il.

Une différence de taille que le reste du monde ne l’a jamais vraiment laissé oublier. « J’ai vécu beaucoup de harcèlement scolaire, donc je pense que j’ai développé ma grande gueule parce que j’avais moins les moyens de me défendre physiquement, réalise-t-il. Quand ton corps ne suit pas, tu compenses aussi par l’intellect. Un peu comme si tu abandonnais ton corps en te disant : “il ne m’apportera jamais ce que je veux suffisamment”. »

Très tôt, on lui fait comprendre qu’un modèle dominant de masculinité existe – celui de l’homme mesurant 1 mètre 80 et plus, arborant des épaules larges et suintant l’hétérosexualité – et qu’il en est exclu de naissance. Ce modèle ne se limite pas qu’à la longueur des jambes, d’ailleurs, mais se conjugue plutôt au corps tout entier.

« Derrière la question générale de la taille, il y a aussi celle de la taille du pénis, des mains, des pieds. »

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« Si jamais tu fais pas plus de 40 en pointure, c’est comme si t’étais un sous-homme », poursuit Étienne qui, lorsque les chaussures du rayon homme sont trop grandes pour lui, achète le même modèle côté femme.

S’adapter à un monde qui vous oublie est donc un sport de survie sociale qu’il pratique via des actes anodins du quotidien : porter des chaussures dotées de plateformes, éviter les tenues baggy qui noieraient sa silhouette ou se hisser instinctivement sur la pointe des pieds dès qu’il rencontre quelqu’un. « Ça me fait me sentir plus surélevé que d’habitude et ça me donne un peu plus de confiance en moi », témoigne-t-il.

Et une fois ces centimètres supplémentaires gagnés, c’est un tout nouveau monde qui s’ouvre.

Le parfait aphrodisiaque

Car plus l’homme est grand, plus il est perçu comme séduisant – ce n’est pas moi qui le dis, mais l’avalanche de micros-trottoirs faits maison naissant chaque nouveau quart d’heure sur Instagram et TikTok. Tous (ou presque) s’articulent autour de la question « quel type de personne daterais-tu ? » et, bien souvent, la taille est citée comme l’élément rédhibitoire majeur.

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Les chiffres l’indiquent aussi : mentionner que l’on mesure 1m80 et plus sur son profil de site de rencontre est la meilleure façon de non seulement récolter un match, mais aussi de recevoir 60 % de messages de plus que les profils culminant à 1m70. Concernant les hommes plus petits, certaines femmes n’hésiteront pas à les inviter à même leur bio à « swiper à gauche » afin d’éviter tout contact inutile.

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Ce véto semble particulièrement propre aux relations hétérosexuelles, une dynamique où, historiquement, « la taille de l’homme est toujours mise en opposition ou en parallèle par rapport à la taille de la femme », tel qu’explique Étienne. L’homme doit être grand pour protéger et pourvoir; si sa conjointe le dépasse, il s’en retrouve immédiatement émasculé.

« Dans mon passé hétérosexuel, je souffrais toujours d’être plus petit que ma partenaire, partage-t-il. J’en venais à avoir des comportements super misogynes avec les filles avec qui j’étais. Je leur disais de ne pas porter de talons pour ne pas paraître encore plus petit vis-à-vis d’elles et pour pouvoir paraître comme valide aux yeux des autres en tant que partenaire masculin de ma copine. »

Car à la taille est souvent rattaché un rôle – féminin et délicat si petit, masculin et robuste si grand. Étienne en sait quelque chose : il ne passe pas une semaine sans qu’on ne l’appelle « madame » par inadvertance. Et en dehors du contexte hétérosexuel, ce modèle stéréotypé ne change pas, tombant même parfois dans la fétichisation.

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« Dans la communauté homosexuelle, j’ai constaté qu’en étant petit et en ayant des fesses, aussi, je suis directement associé à une masculinité passive et efféminée. Et si je me fais passer pour une personne plutôt active, je perds en crédibilité », remarque Étienne.

« C’est pas comme ça que ça devrait être pour moi, mais ta caractéristique physique t’assigne à des comportements et conditionne ton intimité. »

Ces raccourcis liés à la taille sont aussi le terreau de nombreux sous-tons racistes visant les communautés asiatique et noire, notamment, l’une condamnée à n’être perçue que sous une petitesse moqueuse tandis que l’autre ne sera qu’un objet sexuel aux proportions exagérées.

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Et ça ne s’arrête pas là, car une fétichisation platonique existe aussi, me précise Étienne. Il fera mention ici de toutes ces femmes hétérosexuelles qui l’ont déjà comparé à « petit chien », en bien comme en mal : s’il est de bonne humeur, on lui pincera presque la joue en disant « oh, qu’il est mignon », mais s’il s’énerve, il sera alors un « petit chien aigri ».

Et à la convergence de tous ces différents cas de figure, une seule et même déshumanisation.

qu’en disent les chiffres ?

Plutôt que d’apporter une réponse tranchée, la science vient plutôt élargir ce constat et saupoudrer le tout d’hypothèses plus ou moins liées à l’évolution.

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En 2007 déjà, une étude polonaise sur l’influence qu’aurait la longueur des jambes dans notre choix de partenaire potentiel révélait que « les jambes plus courtes que la moyenne étaient perçues comme moins attrayantes par les deux sexes ».

La raison ? « Des jambes courtes et/ou excessivement longues peuvent indiquer des conditions biologiques inadaptées telles que des maladies génétiques, des problèmes de santé ou des réponses immunitaires faibles à des facteurs environnementaux défavorables agissant pendant l’enfance et l’adolescence. »

Pour enfoncer le clou, une étude britannique de 2006 sur l’impact esthétique du ratio jambe-à-corps concluait que, pour des raisons possiblement « psychologiques et socioculturelles évolutives », les femmes préféraient des hommes aux jambes plus longues, car cela démontrait de leur capacité à survivre des environnements hostiles.

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« On peut s’attendre à ce que les individus qui ont développé une préférence pour les individus avec un [ratio] plus élevé aient un plus grand succès reproducteur à vie », détaille l’étude.

« En bref, s’accoupler avec un individu avec un [ratio] élevé augmenterait probablement son propre potentiel reproducteur […]. »

Une autre étude (la dernière, promis) de 2014 intitulée Est-ce que la taille compte ? Une examination des préférences de tailles dans les couples romantiques et menée par George Yancey, docteur et professeur en sociologie à l’Université du nord du Texas, a aussi observé les profils de sites de rencontre de 455 Américains et 470 Américaines pour ensuite constater que 49 % des femmes y déclaraient ne vouloir sortir qu’avec des hommes plus grands.

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Dans la suite des recherches, l’une des participantes expliquera ne pas vouloir regarder son partenaire dans les yeux ou encore être capable de porter des talons hauts sans le dépasser.

@monicakaterina one time i had a crush on a guy that was 5ft #fyp ♬ I want to buy a gun – Teagan

Le mauvais ennemi

La taille : simple préférence anodine ou réel conditionnement biologique, finalement ? Loin de ces deux options, les experts pointent plutôt du doigt l’actuel modèle de masculinité basé sur le principe du chevalier servant sauvant sa demoiselle en détresse.

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« La capacité masculine à offrir une protection physique est clairement liée au stéréotype de genre des hommes en tant que protecteurs. Et dans une société qui encourage les hommes à être dominants et les femmes à être soumises, avoir l’image d’hommes grands planant sur des femmes petites renforce cette valeur », explique ainsi George Yancey dans un communiqué de presse.

Natalia Zhikhareva, psychologue clinique interviewée par Buzzfeed News, renchérira en parlant du rôle de la culture pop dans la propagation de ces schémas patriarcaux. « Où que vous regardiez, [que ce soit] les médias sociaux, la télévision, les films, prenez même un conte pour enfant, Cendrillon – l’homme principal est grand. […] Nous sommes inondés par le message selon lequel ceci est attrayant […]. »

« Imaginez que le prince charmant soit descendu de son cheval et qu’il mesure 1m65 ? »

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Et c’est précisément ici que les Incels (des « célibataires involontaires » autoproclamés qui rendent la gent féminine responsable de leur dit célibat au prix d’actes terroristes meurtriers) se trompent d’ennemis. En développant toute une philosophie élaborée autour de l’idée que les femmes ne seraient que des êtres superficiels ne s’intéressant qu’au physique et méprisant tous ceux qui ne ressembleraient pas à « Chad », aka l’ultime mâle alpha, la situation n’est adressée qu’en surface.

Car, en dehors de la sphère romantique, d’autres maux liés à la taille persistent : sur le cours d’une même carrière, par exemple, les hommes petits gagneront 166 000 $ de salaire en moins que ceux grands et auront peu de chances de devenir PDG. En outre, plus l’employé demandant une promotion est grand, plus la probabilité qu’il l’obtienne est élevée.

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« Par le simple fait d’entrer dans une pièce, les hommes plus grands que la moyenne se voient accorder une foule d’attributs positifs ayant peu ou rien à voir avec la taille : un QI élevé, du talent, de la compétence, une fiabilité, voire de la gentillesse », décrit ainsi Natalie Angier, journaliste scientifique au New York Times.

La goutte faisant déborder ce vase systémique reste toutefois le taux de suicide deux fois plus élevé chez les hommes plus petits. Et un macabre hasard voudra que moins de 24 heures avant la publication de cet article, un nouveau message en lien avec la taille soit posté sur r/SuicideWatch, soit la communauté Reddit servant d’exutoire pour toutes personnes aux prises de pensées suicidaires.

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Le bout du tunnel

Mais le vent serait-il en train de tourner ?

Un survol des réseaux sociaux, fin 2018, annonçait l’avènement fulgurant des « short kings » ( ou « petits rois »), une tendance célébrant au plus premier des degrés les hommes de petite taille. En 2019, ces nouveaux messies ont même eu droit à un hymne, Short Kings Anthem, interprété par le chanteur blackbear et le groupe Tiny Meat Gang, un duo d’humoristes dont le running gag est qu’ils soient petits… eh bien, partout.

En 2022, le « printemps des short kings » était officiellement proclamé sur Internet tandis que la saison d’après, et malgré leurs deux pouces de différence, l’actrice américaine Zendaya (Euphoria, Spiderman) officialisait sur Instagram sa relation avec l’acteur américain Tom Holland (Spiderman, The Crowded Room) – ragot pour les uns, révolution des standards amoureux pour tous les autres.

Aujourd’hui en 2023, le mot-clic #shortking culmine à plus de 947,1 millions de vues sur TikTok.

Non seulement ces short kings sont à présent des êtres attrayants, mais on décèle désormais en eux une intelligence émotionnelle ainsi qu’une empathie que de longues années de survie à contrecourant du modèle dominant auraient cultivées. Et puis, coup de théâtre : leur petite stature auparavant perçue comme une trahison envers leur genre est désormais source de protection et de confort pour les femmes. En effet, celles-ci ne se sentent plus menacées ou étouffées par une figure masculine forçant la soumission sur son passage, ce qui leur permet d’être un peu plus à l’aise et en confiance.

En d’autres termes : les standards de la séduction ont enfin changé.

« Moi, ça m’a fait du bien, à tel point que je me suis auto-brandé comme ça sur Tinder, relate Étienne. Avant, juste avant de devoir voir la personne, je m’excusais presque de ma taille. Il y en a même qui m’ont complètement ghosté. »

Un fond de réserve contient ce tout nouvel enthousiasme, cependant. Car sur les réseaux sociaux, les trends vont et viennent souvent d’un extrême à l’autre; la transition de la mode des corps voluptueux à la Kim Kardashian vers celui de la « heroine chic » flirtant avec l’ultra-maigreur en est un exemple parmi tant d’autres.

« Je me méfie de ces trends qui glorifient des attributs physiques qui ont pourtant toujours été des caractéristiques sources de discrimination, de complexe ou de handicap, mais qui reviennent d’un coup à la mode, observe-t-il. Elles peuvent souvent être éphémères. »

Mais tendance ou non, la question à 62 000 euros demeure : si l’occasion s’y prêtait, serait-il tenté par un allongement cosmétique des jambes ? Pondérant sa réponse, Étienne s’accorde un instant de réflexion. Après tout, ce n’est pas la première fois qu’il pèse le pour et le contre de cette coûteuse opération.

« J’ai eu des piqûres d’hormones de croissance de mes cinq à mes quinze ans, j’ai un dos tout tordu, des douleurs fréquentes à la boîte crânienne, beaucoup plus de chances d’avoir certaines maladies comme le cancer plus tard et une espérance de vie assez réduite, comme beaucoup de gens qui ont des douleurs osseuses », énumère-t-il avec le calme d’une personne ayant déjà accepté ses cartes en main.

« Alors quand je ne vais vraiment pas bien ou que je vis des situations de violence par rapport à ma petite taille, je rentre chez moi et je me dis : OK, cette opération… why not. Puis je me renseigne et je me rends compte que c’est débile, tranche-t-il d’un ton final. Ma petite taille est la raison qui a fait que j’ai cette personnalité, aujourd’hui. »