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Pourquoi la nudité masculine à l’écran n’aidera personne, tant qu’elle sera factice

Soit on montre bien, soit on ne montre rien.

Par
Malia Kounkou
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S’il fallait prendre un shooter chaque fois qu’un pénis apparaissait dans une série, nous n’aurions déjà plus de foie. Qu’il accompagne un effet de surprise dans And Just Like That, se décline sous toutes les formes possibles dans Minx ou fasse l’objet d’un PowerPoint entier dans Euphoria, une chose est certaine; jamais l’entrejambe masculin n’a autant été sous les feux des projecteurs que dans les récentes productions télévisées.

Et tant mieux ! Après tout, il était temps que le ratio de nudité à l’écran s’équilibre. Désormais, les actrices ne sont plus seules à se dévoiler devant la caméra par choix (ou coercition, hélas) tandis que leurs collègues masculins ne montrent qu’abdos et, quelques fois, fessiers. À présent que les plans de nudité frontale se multiplient aussi chez les hommes, peut-être avance-t-on enfin vers une représentation équitable, normalisée et « female gaze friendly » des corps à la télévision.

« Un pénis prothétique n’est pas juste un pénis; ce n’est même pas un pénis. »

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Ou bien vers une fraude. Car dans ce tableau utopique réside un léger hic : la plupart des pénis représentés à l’écran ne sont en fait que des prothèses hyperréalistes. Et cet élément seul vient fausser toute l’authenticité de la démarche, lui donnant même un caractère assez nocif.

Une fausse image pour de vrais complexes

Orchestrer le réel de toutes pièces est essentiellement un mensonge. Dans un article paru le 19 mars sur The Conversation, Peter Lehman, professeur émérite et directeur du Centre pour le cinéma, les médias et la culture populaire de l’Université de l’État d’Arizona, s’indigne de cette pratique dont il craint les conséquences sur les téléspectateurs et téléspectatrices. « Pour moi, leur usage croissant […] renforce des tabous existants sous une apparence de progressisme et d’égalité des genres », écrit-il. « Un pénis prothétique n’est pas juste un pénis; ce n’est même pas un pénis. »

Orchestrer le réel de toutes pièces est essentiellement un mensonge.

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Mais ceci, les consommateurs et consommatrices de ces médias ne le sauront jamais — ou trop tard. Ne pas le savoir les poussera à croire qu’ils et elles sont face au real deal et que tout ce qui s’éloigne de cette norme se rapproche automatiquement de l’anormal.

« De nos jours, selon la culture populaire, 12 ou 13 centimètres, c’est minuscule et votre valeur en tant qu’homme est directement corrélée à la taille de votre pénis », s’inquiète un utilisateur anonyme de Reddit sur un fil de conversation consacré aux dommages psychologiques de ces organes prothétiques. Pour l’utilisateur « toast_creator », cette croyance est la cause directe de nombreux suicides chez les hommes. « Vous vous sentez si inutile et indésirable », témoigne-t-il.

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Un pénis n’est jamais qu’un simple pénis

Dans le « p » de « pénis » résident « pouvoir » et « patriarcat », soit deux ingrédients clés de l’Homme tel que façonné par la société. Une apparition phallique à l’écran symbolise donc souvent le degré d’alpha du héros. « La taille est entièrement basée sur le personnage et l’histoire », confirme le prothésiste Matt Mungle, dont Peter Lehman rapportera les propos dans son article. « Les cinéastes donneront toujours un pénis plus gros à des personnages plus mâles et virils et les pénis plus petits ne sont généralement là que pour le facteur gag. »

Dans le « p » de « pénis » résident « pouvoir » et « patriarcat ».

Dans le « p » de « pénis », il y a aussi « pornographie », car c’est finalement de là que tout part. Tout, dans l’industrie du sexe, n’est souvent qu’exagérations — les proportions, les positions, l’épilation, la jouissance — ce qui n’empêche pas ses consommateurs et consommatrices de baser leurs expériences réelles sur cet écran de fumée. Transposées à l’univers télévisé, ces exagérations deviennent plus dangereuses encore, car elles amènent avec elles des raccourcis fétichistes. « Des stéréotypes racistes suggèrent que les hommes de certaines races ont de plus larges pénis et sont hypersexuels, tandis que d’autres ont une faible libido avec un petit pénis », explique ainsi Peter Lehman.

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Rarement cet organe figure-t-il donc gratuitement à l’écran. Lorsqu’il n’agit pas comme une indication du statut du héros, il accompagne un bouleversement de scénario, marquant à l’encre indélébile l’esprit des téléspectateurs et téléspectatrices. Ainsi, lorsque le personnage de Cal fera son coming out devant sa famille entière dans Euphoria, ce sera la braguette ouverte, prothèse à l’air libre. Et lorsque Roman enverra par inadvertance une photo de ses bijoux familiaux à son propre père dans Succession, cela ruinera en un quart de seconde sa place éphémère de fils favoris. En ce sens, un pénis n’est jamais qu’un simple pénis dans les séries télévisées. C’est un objet qui frôle le sacré.

Deux corps, deux mesures

Et c’est ici que les nudités masculines et féminines perdent en égalité. Le corps de la femme n’est pas considéré avec la même dévotion que celui de l’homme. Devant la caméra, il devient un objet que l’on déshabille souvent sans contexte ni clair consentement. « Il y a eu des moments où [mon personnage] Cassie était censé être torse nu et je disais [au réalisateur d’Euphoria] Sam, “je ne pense vraiment pas que ce soit nécessaire ici” », relate en ce sens l’actrice Sydney Sweeney dans le média The Independent.

La nudité de l’homme est libératrice et transcendante là où celle de la femme l’enferme dans son propre corps et dans les préjugés qui l’entourent.

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Chez les hommes, dévoiler son corps est souvent une marque révolutionnaire de courage. Et un effort se devant toujours d’être récompensé : « Ils gagnent des Oscars », ajoute Sydney Sweeney, dans Teen Vogue cette fois-ci. Chez une femme, ce même acte la dévalue systématiquement. « Le moment où une fille dit [faire des scènes de nu], cela lui enlève de son jeu d’actrice. Tout le monde est comme : “Elle montre juste ses seins parce qu’elle ne sait pas jouer.” » La nudité de l’homme est libératrice et transcendante là où celle de la femme l’enferme dans son propre corps et dans les préjugés qui l’entourent.

Ajouter la prothèse au débat aggrave encore cet écart. Au cours des deux saisons d’Euphoria, des millions de téléspectateurs et téléspectatrices ont pu observer la poitrine de Cassie sous tous les angles et éclairages artistiques possibles. L’actrice n’a pas bénéficié de doublure ou d’un quelconque trompe-l’oeil en silicone. À côté de cela, ni les personnages de Cal, de Nate ou d’autres héros masculins d’importance ne se sont dévêtus sans dissimuler la véritable nature de leur entrejambe.

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On pourra argumenter que la comparaison est assez bancale : d’un côté se trouve the pénis, le mythe, l’organe reproducteur en chef, et de l’autre, deux seins. Cependant, la poitrine de la femme est si sexualisée, si tabou (il faut voir les réactions vives qu’un simple allaitement en public déclenche) que je la mettrais au même niveau qu’un pénis, question nudité transgressive. Et punitive. « J’ai pensé que [ma performance dans Euphoria] était une performance géniale », revendique Sydney Sweeney dans The Independent. « Mais personne n’en parle parce que je me suis déshabillée. »

La véritable révolution

Un changement ne peut en être véritablement un si une partie de la population concernée est dorlotée tandis que l’autre demeure livrée à elle-même.

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Face à ce fléau, le seul remède serait l’honnêteté. Depuis peu, Instagram oblige les créateurs et créatrices de contenu à accompagner de la mention « partenariat rémunéré » leurs publications commanditées, de sorte à ne pas duper celles et ceux qui les suivent. Il en va de même avec certaines marques qui, sur leurs affiches publicitaires, précisent lorsque certains corps ont été retouchés. Pourquoi ne continuerait-on pas sur cette lancée avec les scènes de nu ? Préciser la présence de trucages, ne serait-ce qu’au générique, contribuerait à prévenir la naissance d’idéaux physiques ridicules et inatteignables.

Du reste, un changement ne peut en être véritablement un si une partie de la population concernée est dorlotée tandis que l’autre demeure livrée à elle-même. Il est donc grand temps d’avoir une « représentation mature […] sans honte ou signification spéciale » dans les médias, comme le conclut Peter Lehman. « Ça, pour moi, ce serait réellement révolutionnaire. »