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Pourquoi je n’aurais pas dû regarder Orange Mécanique à 10 ans

Et vous non plus.

Par
Antonin Gratien
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Il est de ces interdits d’enfance qui brillent comme lucioles par nuit d’encre. C’était le cas du coffret DVD d’Orange Mécanique (1972), négligemment disposé sur une étagère du domicile familial. Animé par l’envie de devenir « un grand » et de fanfaronner dans la cour de récré’, je me suis débrouillé pour voir ce monument polémique du 7e art peu après avoir soufflé ma 10e bougie. Et il n’y a pas photo : c’était une belle connerie.

Naissance d’une obsession

La première fois que j’ai entendu le titre de l’oeuvre réalisée par Stanley Kubrick, c’est après avoir demandé à une surveillante : « Quel film t’a fait le plus plus peur ? ». La candide ne soupçonnait pas qu’en répondant : « Orange Mécanique… J’ai dû quitter la salle au bout de 20 minutes », elle venait de sceller en moi le désir brûlant d’y jeter un oeil.

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Restait à en trouver l’occasion. Il a suffi d’une soirée où la mère de mon meilleur ami, incapable de dénicher une nounou à l’improviste, a déclaré : « Vous n’êtes plus des marmots, je vous fais confiance. Tenez-vous à carreau ». Erreur Madame Vandier, erreur.

À peine la porte d’entrée claquée, nous nous sommes jetés sur le lecteur DVD et y avons insérons le prohibé, le clandestin, l’illicite Orange Mécanique, préalablement subtilisé en vidéoclub. Pendant les 2h15 que durent le film, mon partenaire de crime et moi sommes restés médusés. Ça faisait moins les malins, beaucoup moins.

Je me souviens n’avoir strictement rien compris à l’histoire. Ce que j’ai bien percuté par contre, c’est que la violence pouvait être une fête. Là où j’imaginais que le malfaiteur se repentait toujours du mal perpétré, je découvrais avec stupeur les éclats de rire lancés par Alex DeLarge et ses Droogs lorsqu’ils tabassent un sans-abri. Et violent collectivement une femme.

Ces scènes ont valu au film des interdictions de projections, et à Stanley Kubrick plusieurs menaces de mort. De mon côté, elles participèrent à l’élaboration mentale d’une vision du monde plutôt ombrageuse. Mais je ne m’en rends compte qu’en écrivant le présent article, rétrospectivement.

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Cette prise de conscience constitue l’occasion d’appeler Serge Tisseron, psychiatre spécialisé dans le rapport aux nouvelles technologies. Et notamment auteur de 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir.

Choc et tentation du mimétisme

Orange Mécanique m’aurait-il traumatisé ? Lorsque j’évoque l’éventualité avec Serge Tisseron, il l’admet comme une évidence. Et ajoute : « Le visionnage d’une oeuvre de ce calibre peut traumatiser à 10 ans comme à 55 ». Peu importe l’âge, « le contenu audiovisuel provoquera éventuellement un séisme s’il rencontre les propres traumatismes non résolus du spectateur ».

Pour dédramatiser notre expérience, mon ami et moi jouons à Orange Mécanique aux récrés. Des castagnes bien innocentes. Aucun blessé à déplorer, jamais. Mais le visionnage répété de films violents n’aurait-il pas pu nous pousser à reproduire des actions agressives, voire criminelles ?

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« Les expériences d’écran ne modifient profondément les comportements que si elles sont relayées par des influences semblables dans la réalité. Ou bien si l’image sert explicitement de support d’apprentissage », pose le thérapeute. « Et heureusement ! », glisse-t-il. Car sinon « la quantité incroyable de meurtres vus au cinéma aurait déjà mis notre société à feu et à sang ». Ouf.

Se confronter tôt à la violence n’a pas de valeur initiatique en soi

Au fil de notre discussion, le livre Psychanalyse des contes de fées (1976) de Bruno Bettelheim me revient. Le psychologue américain y explique que les contes d’antan – autrement plus trash que nos versions Disney – préparaient le passage à l’âge adulte. Raconter les malheurs du Petit Poucet (Charles Perrault, 1776), c’était, en sous-texte, introduire l’enfant aux périls à venir – la faim, la pauvreté, le deuil.

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Orange Mécanique, pas en sous-texte du tout, mais alors DU TOUT, m’avait révélé que certains jouissent de leur violence. Il m’aurait bien fallu l’apprendre un jour. Dès lors, pourquoi ne pas prêter à mon visionnage une vertu éducatrice ?

Serge Tisseron ne cache pas son scepticisme : « Aujourd’hui, des préados constituent en étapes initiatiques plusieurs activités. Voir un film hard, jouer à Call of Duty… Toutefois, qu’ils pensent que ces actions valent rituels initiatiques ne veut pas dire qu’elles le valent en réalité. La spécificité des contes de fées était d’être narrés par un adulte. C’est cela qui leur conférait une valeur initiatique », souligne le thérapeute.

Être loué par des pairs prépubères pour avoir vu un film déconseillé ne signifie pas acquérir en maturité. Encore faudrait-il que « les grands » établissent socialement le caractère formateur de l’acte. Et l’encadrent. Dans l’objectif, notamment, d’amortir « l’effet potentiellement toxique » de l’expérience en échangeant sur les ressentis.

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Chose qui m’a été impossible. Partager mon malaise avec les copains ? Ç’aurait été faire de moi un faible. Le faire auprès d’un adulte ? Ç’aurait été avouer avoir regardé un -16. Seule (mauvaise) option : décanter seul dans son coin.

Trump pire qu’Alex DeLarge ?

Au terme de notre discussion, Serge Tisseron rappelle que l’ultra-violence ne prolifère pas qu’au cinéma ou dans les jeux vidéo. Elle se répand aussi dans le discours politique. « Les propos qu’a tenus Donald Trump à l’encontre des femmes ou des personnes handicapées sont évidemment mortifères pour le vivre-ensemble ». Au moins autant que les scènes de brutalités fictives « qui ne rencontrent aucune correspondance dans la vie quotidienne du spectateur », développe l’analyste.

Les speeches de l’ex-président des États-Unis plus pernicieux qu’Orange Mécanique ? L’idée n’a rien d’absurde. D’autant plus qu’un film peut être interdit ou, a minima, déconseillé en deçà d’un certain âge. Mais il n’a pas été possible de réduire l’audience d’un Trump. Ni de condamner légalement ses interventions. Aussi hargneuses, grossières et virulentes furent-elles.

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Dans quelque temps, peut-être pourra-t-on lire un membre tardif de la génération Z écrire un article titré : « Pourquoi je n’aurai pas dû écouter les discours de Trump à 10 ans ». Qui sait.