Logo

Pourquoi est-ce si tabou de détester les bébés ?

Les anti-enfants de votre entourage en ont marre de devoir garder le silence.

Par
Malia Kounkou
Publicité

« Ça pleure pour rien. Ça crie pour rien. Ça pue la bave. C’est sale. Ça parle trop. Ça fatigue », énumère d’une voix écœurée, Léa, 26 ans. « Vraiment, je ne supporte pas les bébés. »

Et ce, d’aussi loin qu’elle puisse se souvenir.

Pendant que son entourage se pâme systématiquement d’adoration devant ces petits êtres aux grands yeux d’ingénus, la jeune femme proclame même haut et fort ses convictions, qu’importe les sensibilités écorchées.

« Quand les gens apprennent que je n’aime pas les bébés, ils réagissent comme si j’avais tué leur mère », plaisante-t-elle.

« Ils s’énervent, me demandent pourquoi, me disent que je suis une mauvaise personne… ce qui me fait encore plus détester les bébés », explique celle qui se dit toujours prête à défendre son point de vue, aussi minoritaire soit-il.

Publicité

Sauf que, ces derniers temps, le vent tourne et les chiffres le prouvent.

Rien qu’en France, la natalité continue de baisser, tandis qu’à l’échelle mondiale, pas moins de 155 pays rejoindront cette chute libre d’ici 2050.

Les facteurs de ce déclin sont majoritairement systémiques, mais certains d’entre eux possèdent aussi un doudou girafe et une bouille innocente qu’il a souvent été tabou de détester ouvertement, même derrière son écran.

Jusqu’à maintenant.

« Je propose… un super-marché où les enfants ne sont pas autorisés », suggère sur X un usager qui venait probablement de voir sa crise de trop au rayon des sucreries.

Publicité

Une autre utilisatrice du site prévient les parents de « laisser [leurs] démons à la maison » s’ils souhaitent être invités à son mariage. En parallèle, sur un forum Reddit où 1,5 million d’adultes se revendiquent fièrement comme « sans enfants » (ou « childfree »), une autre personne encore déplore l’absence « d’UN seul café dans cet univers » où les parents ne pourraient amener leur « odieuse » progéniture.

Mais peut-être n’a-t-elle juste pas bien cherché :

Publicité

L’élan d’agacement actuel est tel que, tout doucement, certains commerces et entreprises commencent eux aussi à ajuster leur offre en fonction.

Que ceux désirant bannir aussi les bébés des avions se réjouissent, alors : depuis novembre 2023, la compagnie aérienne Corendon teste une « zone sans enfants » excluant tout passagers de moins de 16 ans de ses vols Amsterdam-Curaçao. Et si vous ne voulez manger qu’entre adultes, sachez que de plus en plus de restaurants refusent l’entrée aux clients de moins de 10 ans.

Et j’imagine qu’à première vue, ce rejet massif de microhumains aux cerveaux bien trop mous pour qu’y naisse une seule pensée maléfique peut choquer les esprits.

Publicité

Mais, contre toute attente, dialoguer avec le camp anti-bébé (oui, c’est ainsi que nous les nommerons) révèle une perception de la vie plus nuancée et empathique qu’elle ne paraît.

La paix, s’il vous plaît

Pour commencer, il faut savoir que tous les baby haters ne le sont pas au même degré. Il y a une hiérarchie.

Au sommet : la haine pure et dure, déversée bien souvent dans le confort anonyme, communautaire et libérateur des réseaux sociaux.

Vous avez donc peu de chances d’entendre quelqu’un s’exclamer sur un quai de métro : « Je hais les enfants et tout ce qui s’y rapporte. À chaque fois que j’en vois, ça ruine mon humeur », avant de qualifier leur naissance même par un « fucking ew », comme le fait cette charmante personne en ligne.

« Ne pas aimer les enfants à ce point, c’est pour moi un red flag immense. Ce n’est jamais bon signe de mépriser une catégorie aussi vulnérable de la population », se méfie Stella.

Publicité

Pour cette étudiante, s’occuper des bébés est une seconde nature, qu’il s’agisse de son petit frère ou de séances de gardiennage. Mais si elle sait que cette aisance n’est pas universelle, elle a aussi du mal à comprendre que cette haine gratuite le soit.

« Quand les gens ne supportent même pas la présence de bébés, je trouve ça atroce. C’est un âge qu’on a tous vécu, donc ce manque de compassion est presque cruel », considère-t-elle.

Mais dès que l’irritation envers les tout petits s’accompagne d’une motivation – par exemple : le chaos qu’ils sèment derrière eux et que d’autres doivent nettoyer par la suite –, elle devient un peu plus recevable.

« Ils jettent de l’huile d’olive par terre, ils renversent de l’eau, ils font voler la salière à travers la pièce, ils essaient de démonter les meubles, ils crient, ils pleurent et surtout, ils détestent le poisson », énumère dans Eater un restaurateur italien ayant banni les enfants de moins de 5 ans de son établissement.

Publicité

Un autre facteur anti-bébé dénué de toute colère serait l’incompréhension totale face à leur pertinence. Justine, 35 ans, a encore du mal à déchiffrer leur attrait.

« Y a pas grand-chose à faire avec ça, à part le nourrir et le laver. Ça ne fait rien. Tu ne peux même pas jouer avec. Et je ne trouve pas ça si beau », estime-t-elle.

À ses yeux, les choses ne deviennent intéressantes qu’à partir de 2 ans, lorsque ces étranges entités commencent à marcher, à interagir avec le monde ou même à faire preuve d’humour. L’avant la laisse puissamment indifférente.

« Ça ne me dérange pas, un bébé qui pleure. Mais je ne me sens pas particulièrement appelée à arrêter de le faire pleurer ou à le rendre heureux. Je dirais que “neutralité” serait le meilleur mot », explique-t-elle.

Publicité

C’est par ce même entre-deux neutre que la plupart des anti-bébés se définissent. Car, selon eux, ne pas apprécier les bébés ne signifie pas automatiquement les « détester ». Le verbe leur semble même beaucoup trop fort pour qualifier leur désintérêt.

Hélas, c’est celui qui leur colle le plus souvent à la peau, dépeignant une image bien trop exagérée.

« Ne pas aimer les enfants ne guide pas ma vie. Je ne le crie pas sur tous les toits. Je n’y pense même pas », se défend Benjamin, 27 ans.

D’autant plus que chez lui, le désir de paternité est déjà comblé par son chien Boris.

« Penser ma position [sur les bébés] comme “radicale”, c’est me prêter une intention que je n’ai jamais eue. Moi, je veux juste être tranquille », estime-t-il.

Publicité

La dictature du mignon

Mais si les anti-bébés pensent ne déranger personne, reste qu’ils bafouent l’un des piliers fondamentaux sur lequel se basent la plupart des sociétés modernes : susurrer « oooh, mais qu’est-ce qu’il est mignon » d’une voix suraiguë à la vue du moindre nourrisson, sous peine d’être rejeté, voire perçu comme un futur tueur en série.

« Quand je rencontre de nouveaux bébés, je me sens obligée de faire comme si je les trouvais cutes, mais je pense que ça paraît que je m’en fous un peu », confie Justine.

Ce qui la sauve ? L’émerveillement des autres invités au baby shower qui compense l’absence du sien et lui permet de s’éclipser ni vue ni connue. « Une chance que les autres aiment les bébés. Ça me sauve », souffle-t-elle, soulagée.

Publicité

Cette injonction à l’attendrissement devant un humain exempté d’impôt laisse aussi Léa de marbre. Pour elle, c’est une personne comme une autre que la société exceptionnalise et que certains parents exhibent pour récolter des compliments que la jeune femme ne donne jamais, faute d’être inspirée.

« C’est juste un bébé. Que voulez-vous que je dise d’autre ? », demande-t-elle sincèrement.

Mais lorsque ce désintérêt sort de la bouche d’une femme, Léa constate que le sacrilège semble plus grand, et que les conséquences sont plus brutales, comme si, aux yeux du reste du monde, ne pas apprécier les bébés équivalait à trahir sa nature biologique.

« On est beaucoup plus conditionnées à devoir aimer les enfants que les hommes, parce qu’on est conditionnées à devenir mère », affirme-t-elle.

Publicité

Chez certaines, cette préparation subliminale à un futur ventre arrondi fonctionne à merveille; Stella se définissant elle-même comme étant le parfait exemple.

« Je viens d’une famille bourgeoise avec plein d’enfants que j’ai commencé à garder à mes 14 ans, et j’ai adoré ça. J’ai hâte d’avoir les miens. Donc oui, je pense que le conditionnement a complètement fonctionné sur moi », témoigne-t-elle.

Mais chez d’autres, comme Justine et Léa, c’est tout l’inverse, malgré qu’elles aient grandi elles aussi dans des familles nombreuses.

« Depuis toute petite, je sais que je ne veux pas être mère. J’ai déjà du mal à m’occuper de moi-même, comment est-ce que je peux m’occuper d’une autre personne? Mais ça, dès que tu le dis, tu reçois du mépris », regrette Léa, qui ne compte plus les disputes à ce sujet avec sa tante et sa grand-mère.

Bonne nouvelle, cependant : en ce moment, la parole se délie de tous les côtés.

Publicité

Du côté des mères, il y a donc beaucoup moins de tabous à dépeindre un tableau moins idyllique de la maternité sur les réseaux sociaux ou dans Le regret d’être mère (2022), un livre de la sociologue Orna Donath dans lequel plusieurs mères aimantes admettent que si c’était à refaire, elles s’abstiendraient probablement.

Mais une autre parole plus controversée encore se libère : celle des mères qui, malgré tous leurs efforts, n’aiment leurs enfants que très tard… ou même jamais.

Publicité

« Malternité », voilà comment Marie-Ève, mère de deux adolescents, avait nommé ce malaise de ne pas correspondre à un rôle socialement assigné, dans un article paru en 2022 chez La Quête.

« J’aime le temps que je passe avec mes enfants, mais ce n’est vraiment pas instinctif. Il n’y a pas d’instinct maternel, juste de l’obligation », m’expliquait-elle, après avoir longtemps été en colère contre un modèle familial longtemps idéalisé. « J’avais l’impression de me réveiller après un cauchemar et que ce n’était pas moi qui avais pris la décision. »

Aujourd’hui, ses garçons et elle arrivent à en rire de façon transparente, ce qui est d’une rareté louable.

Couper le hochet en deux

Oui, mais la haine des bébés, dans tout ça ? Vous faites bien de ramener le sujet à ces petits êtres nourris à Cocomelon.

Car à y regarder de plus près, et bien qu’ils soient au centre de ce débat, les bébés ne sont finalement qu’un dommage collatéral.

Publicité

Ils pleurent parce qu’ils ne savent pas encore communiquer leurs besoins en mots, ce qui est très normal. Ils crient en public parce qu’ils n’ont encore aucune conscience des codes sociaux ou de la portée de leur voix – encore plus normal.

Bref : ce sont des bébés tout juste sortis de l’emballage, et qui n’attendent que leur première dent pour croquer dans la vie avec. Même ceux qui se plaignent nuit et jour ont parfaitement conscience de ce fait irréfutable.

« Oui, je n’ai pas de patience avec les enfants, mais je sais aussi qu’ils n’ont vraiment rien demandé. En fait, ce sont les parents que je déteste le plus », précise Léa.

En effet, derrière la plupart des comportements incontrôlables qui irritent les anti-bébés – l’enfant qui crie depuis la table voisine ou qui court d’un bout à l’autre du restaurant – se trouvent probablement des parents qui, de façon justifiée ou non, les imposent au reste du monde en se pensant être dans leur bon droit.

Publicité

Après tout, si ce comportement est adorable à leurs yeux, il le sera aussi aux yeux des autres, non ? Non.

Tout comme les treize différentes vidéos de votre bébé balbutiant « ba-ba-ba » que vous mettez sous le nez d’une personne sur deux en espérant qu’elle les trouve tout aussi cute que vous.

« Je peux comprendre et même partager la joie des parents, mais quand on m’impose d’aimer leur bébé autant qu’eux l’aiment, je ne trouve plus ça sain », distingue ainsi Ben.

Cela dit, beaucoup de parents ont bien conscience que leur propre nuage de bonheur ne dicte pas la météo de la Terre entière, et certains militent même pour l’aménagement d’espaces sans enfants.

Publicité

Car tout le monde y gagnerait : ceux recherchant le calme absolu pour caler leur bière d’une traite, mais aussi les bébés qui, en dehors de ces zones de tranquillité, auront le droit de respirer sans recevoir de plaintes.

Et comme vivre en société est un exercice d’empathie commune et réaliste; non, une société complètement « childfree » ne pourra jamais exister. Tant mieux, d’ailleurs; vous n’auriez jamais pu lire cet article, sinon.