.jpg)
Pourquoi avons-nous une fascination pour les vidéos sordides ?
Il arrive fréquemment que mes excursions YouTube me mènent vers les terres obscures des vidéos de « pimples popping » et que, pour l’heure qui suive, je ne puisse physiquement plus m’empêcher de les enchaîner.
Pour les âmes pures ne s’étant jamais adonnées à cet exercice masochiste, les vidéos de pimples popping sont des vidéos dans lesquelles un dermatologue certifié débarrasse un patient d’un bouton, d’une croissance ou même d’un kyste de plusieurs centimètres durant une intervention chirurgicale filmée.
On s’entend que pour tenir jusqu’à la fin de ces vidéos, il faut avoir l’estomac solide : la chair est percée ou incisée au scalpel, des liquides aux couleurs variées s’en écoulent, des textures de consistances étranges sont extraites… Mais en dépit de cela, une certaine fascination morbide m’aimante à l’écran — et à regarder le nombre de vues de ces vidéos, je ne suis clairement pas la seule.
Aussi inconfortable que soit le processus, il est crucial pour ceux et celles scotché.e.s à leurs écrans qu’il soit exécuté parfaitement. Le kyste doit, par exemple, être extrait d’un seul coup plutôt qu’en plusieurs fois. Autrement, beaucoup manifesteront dans les commentaires leur profonde insatisfaction.
L’importance d’une satiété visuelle se retrouve au visionnage d’autres vidéos un peu moins macabres, telles que celles de deep cleaning (nettoyage approfondi d’endroits ou d’objets insalubres) ou de grands rangements d’espaces encombrés. Une fois le bouton « lecture » activé, quelque chose nous y ancre du début jusqu’à la fin avec un sens du suspens plus aigu encore qu’un Marvel. Et pourtant, nous connaissons parfaitement la fin — une pièce propre, une peau radieuse —, mais le chemin pour y mener nous happe, qu’importe le degré de poussière ou d’effusion de sang.
Comment donc expliquer le degré de fascination et de satisfaction que ces vidéos souvent… sordides, disons-le, suscitent en nous?
Du plaisir à distance
Une partie de cette extase coupable au visionnage vient de la distance entre nous et l’expérience inconfortable à l’écran. Ce n’est pas notre chambre qui est dans le chaos le plus total ni notre peau qui est sujette à la poussée d’un kyste. Nous regardons donc le danger se dérouler au loin avec notre petit saladier de popcorn, sans qu’il n’y ait aucune conséquence directe sur nous.
Toutefois, en observant ce danger être neutralisé puis éradiqué, nous ressentons la même dopamine que nous aurions ressentie si la situation avait été vécue personnellement. Il y a donc, dans cette distance, l’euphorie cathartique « d’expérimenter le dégoût à une distance sécuritaire », tout comme le définit le Dr Bobby Buka dans The Dermatology Specialist.
Et toute la beauté de cette transformation repose sur le fait qu’elle ne s’effectue jamais en un clin d’oeil.
Dans le cas spécifique des vidéos de pimples popping, la distance peut potentiellement être un outil de revanche sur le calvaire passé — ou présent — de l’acné. Combien de personnes ont vu leur confiance en elles brisée par ces soudaines éruptions cutanées que même les traitements les plus extrêmes peinent à éradiquer? En observant ces boutons être percés sous nos yeux et ces peaux rugueuses regagner enfin en clarté, nous vivons ici « l’expérience momentanée et fugace d’avoir un certain contrôle sur un phénomène que [nous n’avons] pas choisi », comme l’explique Marc LaFrance, sociologue à l’Université de Concordia, dans le magazine Men’s Health.
Remédier au pessimisme
Cet aspect de contrôle sur un problème aux allures insolvable constitue un autre pan de cette satisfaction. S’il nous est déjà difficile d’imaginer une chambre en bazar impeccablement rangée, il nous est tout simplement impossible de croire en une remise à neuf d’une voiture jonchée d’ordures ou d’un bâtiment en ruines. C’est paradoxalement ce caractère impossible qui nous pousse à cliquer sur la vidéo, non pas pour être conforté.e dans notre scepticisme, mais pour qu’il nous soit justement prouvé le contraire.
Regarder quelqu’un d’autre accomplir ce que, dans notre état actuel, nous n’avons pas la force d’effectuer est « inspirant ».
« Je pense qu’il y a un tressaillement universel dans le fait de regarder quelque chose de mort et sans espoir être ressuscité », explique ainsi John Saward dans le média MIC. En effet, comment ne pas devenir un brin optimiste en voyant une situation sans issue déjouer tout pronostic? Et toute la beauté de cette transformation repose sur le fait qu’elle ne s’effectue jamais en un clin d’oeil. Bien que la vidéo soit en accéléré, nous pouvons quand même voir toutes les étapes ayant permis une transition entre saleté et propreté extrême. Observer ce long cheminement nous donne alors suffisamment d’assurance pour attaquer ce qui, dans nos propres vies, nous avait jusqu’ici paru condamné d’avance.
Coup de pouce mental
C’est pourquoi ces vidéos de nettoyage et d’organisation — qui, sur TikTok, constituent une sous-culture à elles seules — sont un véritable boost pour les personnes en dépression. Tel que l’explique la thérapeute Caroline Given au média Bustle, l’acte de nettoyer constitue une « activation comportementale » basique qui « améliore les symptômes de dépression » à l’aide de petites tâches « spécifiques, mesurables » qui permettent d’en faire beaucoup, mais à son rythme. Regarder quelqu’un d’autre accomplir ce que, dans notre état actuel, nous n’avons pas la force d’effectuer — exemple : faire la vaisselle, ranger ses chaussures, trier ses habits au sol — est « inspirant », car cela nous donne « un accès visuel à une guérison intérieure qui commence à avoir lieu ».
Et brille ainsi la toute première lueur de cet imbattable optimisme.
En période de burn-out, ces vidéos sont également un outil fréquent d’escapade mentale. Noyé.e sous une dose de travail, de pression et d’attentes que nos épaules ne peuvent plus porter d’elles-mêmes, nous recherchons effectivement un modèle d’équilibre et de sérénité auquel se raccrocher. Voir une pièce être organisée sous nos yeux nous sort ainsi brièvement de notre propre chaos, nous donnant presque l’impression d’être organisé.e de l’intérieur. Voir une voiture ou une peluche être lavées nous donne la sensation d’être propre, débarrassé.e de tout ce qui nous pèse.
Et brille ainsi la toute première lueur de cet imbattable optimisme. Car par-dessous tout, ces vidéos nous apprennent que rien n’est insurmontable.