La question du titre nous est candidement posée par l’actrice britannique Florence Pugh dans sa toute récente publication Instagram. Invitée vendredi dernier au défilé Valentino, elle s’y présente avec une robe en tulle rose, ses tétons visibles sous le tissu transparent de l’habit.
Sur les réseaux sociaux, cette tenue fait grand bruit, Florence Pugh tantôt ovationnée pour ce statement vestimentaire, tantôt noyée sous une avalanche de commentaires qu’elle qualifie de « vulgaires » et qui portent tous sur la petitesse de ses seins. « Ce n’est pas la première fois et ce ne sera certainement pas la dernière fois qu’une femme entendra ce qui ne va pas sur son corps de la part d’une foule d’étrangers », écrit-elle, lucide.
La preuve en est qu’en 2014, le même scandale tit-anesque (c’est gratuit) s’observe lorsque Rihanna se rend aux CFDA Fashion Awards pour accepter un trophée vêtue d’une robe transparente entièrement recouverte de cristaux. Un mannequin du nom de Cory Bond repartage la photo de cette même robe sur son compte Instagram pour vociférer en légende : « Ça a l’air tellement vulgaire pour moi. Pourquoi est-ce que la robe DOIT être transparente ? Je ne veux pas voir tes tétons. Tu gagnes un prix. Aie un peu de classe. »
Pourquoi les seins dans l’espace public font-ils donc l’objet d’un tel tabou ?
Et si l’événement est devenu une référence de la culture pop grâce à la répartie légendaire de Rihanna — « Est-ce que mes seins te dérangent ? Ils sont recouverts de cristaux Swarovski, girl ! » — certaines n’ont pas cette chance. Lorsqu’en 2004, Janet Jackson danse avec Justin Timberlake durant la mi-temps du Superbowl, ce dernier tire un peu trop fort sur le costume de la chanteuse, révélant temporairement son sein droit. L’intégralité du blâme de cet incident retombe sur Janet Jackson, signant la fin symbolique de sa carrière et le début d’une longue période de harcèlement, de slut-shaming et de menaces de mort.
Quant à JustinTimberlake ? Il continue d’accumuler les succès et va même jusqu’à rapper dans une chanson sortie quelques années plus tard : « Peut-être suis-je un connard / Oups, suis-je allé trop loin ? / Super Bowl ».
Un étrange double standard
Pourquoi les seins dans l’espace public font-ils donc l’objet d’un tel tabou ? Ils ne peuvent être à l’air libre dans un parc ensoleillé au milieu d’hommes également torses nus, comme en a fait l’expérience Éloÿse Paquet Poisson, interpellée début juin par la police de Québec. Ils ne peuvent être publiés sur Instagram sans que la photo ne soit retirée de la plateforme dans les 24 heures qui suivent pour cause d’indécence. Ils ne peuvent allaiter un nouveau-né dans un endroit fréquenté sans que la mère ne soit au mieux regardée de travers et au pire, chassée des lieux.
La raison fréquemment invoquée est celle de la nature intrinsèquement érotique du torse féminin. Et… bon. Soit. Prétendons un instant que cet argument tienne la route. Le torse masculin pourrait également être considéré comme érotique, alors. Mettez sous les yeux de n’importe qui une photo de l’acteur Idris Elba tout de pectoraux et abdos vêtu, puis observez avec quelle rapidité les pupilles de cette personne se dilateront. Toutefois, écrire « Idris Elba shirtless » dans la barre de recherche Google ne sera jamais un acte transgressif. Taper « Florence Pugh shirtless » fera apparaître des liens de sites pornographiques dès la première page de résultat. Comment expliquer cet écart de perception ?
Les seins ne sont donc que des seins. Et les torses, de simples torses.
Par le simple fait que l’érotisme autour de la poitrine féminine n’est pas un érotisme inhérent. Il est plutôt le fruit d’une interprétation masculine et occidentale. « Occidentale », car remonter l’histoire à une période précoloniale nous apprend par exemple qu’au sud de l’Inde, il était complètement accepté pour les femmes de rester seins nus jusqu’à ce que l’Empire britannique vienne apposer ses standards vestimentaires. Et aujourd’hui encore, en Afrique du Sud, certaines danses traditionnelles se font poitrines découvertes, le non-respect de ce détail trahissant même l’héritage culturel de l’événement.
Les seins ne sont donc que des seins. Et les torses, de simples torses. Certes, ils peuvent susciter un désir variable d’une personne à l’autre, de la même manière qu’un sourire, des mains ou — pour ceux et celles branché.e.s époque victorienne — une cheville pourraient le faire. Toutefois, ce désir n’est pas contenu dans l’objet sur lequel il se fixe. Il provient pleinement de la personne qui l’exprime. Et s’agissant de la poitrine féminine, ce désir a presque toujours été exprimé par des hommes.
Une dévalorisation systémique
« Il a été intéressant d’observer et d’être témoin de la facilité avec laquelle les hommes détruisent totalement le corps d’une femme, publiquement, fièrement, à la vue de tous et de toutes », soulève Florence Pugh dans son communiqué publié sur Instagram.
Cette marque de culot que relève l’actrice se comprend par la croyance patriarcale selon laquelle le corps de la femme n’existe que pour l’homme. C’est sa propriété, son dû naturel promis dès la naissance. Si une femme pose une action, quelle que soit sa nature, ce sera nécessairement pour attirer son attention. Alors pourquoi Florence Pugh n’est-elle pas contente ? En portant cette robe, ne cherchait-elle pas faire réagir la gent masculine ?
Ce corps féminin n’a de valeur qu’en fonction du désir de l’homme, également. Si un corps ne remplit pas 95 % de la grille de critères d’appréciation masculine, alors il n’est pas beau. Alors il n’a plus d’utilité. Alors il est sujet à moqueries comme Florence Pugh y a été sujette. Ainsi, beaucoup ont « agressivement » pointé du doigt le fait qu’elle possède une poitrine « minuscule » et « plate », comme s’il s’agissait là d’une trahison de sa part. « Heureusement que j’ai accepté les subtilités de mon corps qui font de moi, moi, partage l’actrice à l’écrit. Je suis contente de tous les “défauts” que je ne pouvais pas supporter de regarder quand j’avais 14 ans. »
Cette robe n’est donc pas une simple robe. C’est le premier pas vers une émancipation.
Car à 14 ans, comme chacun.e sait, les adolescent.e.s sont cruel.le.s. Je me rappelle d’amies qui achetaient des soutiens-gorges rembourrés pour ne pas qu’on les surnomme « planches à pain », « thons » et autres joyeusetés. Je me souviens des discussions de futures augmentations mammaires alors que nous n’étions même pas encore en âge de conduire. Je me souviens de cette hâte presque maladive à devenir de « vraies femmes » avec de « vraies formes » pour devenir enfin désirables aux yeux des hommes, alors que nous n’étions que des enfants. Vivre un quart du scandale ciblant actuellement Florence Pugh nous aurait anéanties psychologiquement.
Cette robe n’est donc pas une simple robe. C’est le premier pas vers une émancipation qui permettra à toutes les femmes de se réapproprier enfin leurs corps. Florence Pugh nous montre ici que des seins dont on redéfinit soi-même la valeur sont des seins sur lequel le regard masculin n’a plus d’emprise. Et la voici, l’origine de cette fameuse peur.