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Pour le meilleur et pour le pire : la guerre vue par un couple russo-ukrainien
« Je pense qu’ils [les Russes] auront le même sentiment que les Allemands après la Deuxième Guerre mondiale. Ça va prendre des décennies avant que les Ukrainiens nous pardonnent… »
Autour de la table de la cuisine de son appartement de Montréal, Elena ne cache pas sa honte. Cette employée du milieu de la santé n’a pourtant rien à se reprocher, sinon son origine russe, qui l’élève dans le contexte actuel presque au rang de complice dans la guerre menée par sa patrie contre son voisin ukrainien.
Au bout de la table, son mari Yury l’écoute, solidaire, même s’il est pour sa part né à Kaiïdivka, une ville minière située à l’est de Louhansk, en Ukraine, rebaptisée Stakhanov lorsqu’elle est passée sous le contrôle des séparatistes pro-russes en 2014.
Mais depuis le Québec, le couple dénonce d’une même voix le régime de Vladimir Poutine et son agression envers l’Ukraine, en train de laisser de profondes cicatrices dans leurs deux pays d’origine.
« Ma mère est ukrainienne et mon père, russe. J’ai passé ma jeunesse là-bas [à Stakhanov], avant de déménager en Russie avec ma famille », raconte Yury, qui a rencontré celle qui allait devenir sa femme dans une université d’Oulianovsk.
Le couple a émigré au Canada il y a 12 ans, où il a eu une fille, aujourd’hui âgée de 10 ans.
Celle-ci se trouve d’ailleurs dans une pièce au fond de l’appartement, derrière la porte close. Elena et Yury veulent la préserver au maximum des horreurs qui font en ce moment la Une partout dans le monde. « Comme elle a un nom de famille russe, on l’a un peu préparée, explique Yury. L’autre jour, un garçon de sa classe lui a demandé : “Tu es Russe, tu vas me tuer?” On lui a dit d’aller directement voir son prof si ça arrive à nouveau. »
S’il épargne sa fille des atrocités de la guerre, Yury doit aussi, malgré lui, composer avec la désinformation qui empoisonne ses relations avec ses parents à lui, toujours en Russie. « Je les appelle plusieurs fois par semaine, mais je ne touche pas à la politique. C’est un sujet explosif », admet le jeune quadragénaire.
« C’est pas de la propagande, c’est carrément de la création de fake news. C’est évident pour nous, mais pour eux, c’est la seule vérité. »
C’est un euphémisme. À cause du contrôle de l’information sous le régime de Vladimir Poutine, ses parents ont une vision tronquée de la réalité. Si bien que pour eux, Poutine est une sorte de martyre et l’Ukraine est l’agresseur, appuyé par l’Occident machiavélique. Ça semble tiré par les cheveux, mais c’est la triste réalité, ajoute Elena, mariée avec Yury depuis une vingtaine d’années. « C’est pas de la propagande, c’est carrément de la création de fake news. C’est évident pour nous, mais pour eux, c’est la seule vérité. On a beau leur dire qu’il y a quatre millions de réfugiés, ils n’en croient rien. Ils sont retraités, ils ne savent pas… », se désole Elena, au sujet de ses beaux-parents.
Sa situation familiale est aux antipodes puisque ses parents habitent en dehors de la Russie et sa sœur est journaliste à Moscou. « Elle et son mari savent tout ce qui se passe et ont toujours su que c’était de la propagande. Le problème, c’est qu’ils ne peuvent rien faire avec cette vérité », déplore Elena, qui échange chaque semaine avec sa sœur sur Telegram, un réseau social plus sécurisé. Elle ajoute que si sa sœur et son beau-frère dénoncent ce qui se passe, ils se feront arrêter.
Elena espérait que les sanctions économiques imposées à la Russie incitent les gens à se soulever, mais ça ne semble pas être le cas. La peur est omniprésente et le mensonge s’infiltre insidieusement depuis belle lurette, affirme le couple rosemontois. « On est parti en 2010 au moment même où ce discours anti-occidental commençait à s’intensifier », souligne Yury, qui a pourtant voté pour Vladimir Poutine et ses promesses de changement lorsqu’il s’est présenté en 2000, même chose pour Elena. « Je le trouvais inspirant, au début… »
«Je suis beaucoup de politologues et personne n’aurait pensé qu’il irait plus loin que les menaces. C’est le choc le plus sévère de toute ma vie.»
Comme sa femme, il croyait que le durcissement de ton de Poutine envers l’Ukraine faisait partie d’une stratégie, sans plus. « Je suis beaucoup de politologues et personne n’aurait pensé qu’il irait plus loin que les menaces. C’est le choc le plus sévère de toute ma vie », admet Elena, qui se sent bien impuissante à suivre tout ça d’aussi loin. Lorsque la guerre a éclaté, sa famille est partie passer une semaine en relâche avec des ami.e.s russophones. Des vacances surréalistes. « C’était tellement tragique qu’on ne savait pas quoi faire. On n’était pas capable de s’amuser, on parlait de ça du matin au soir », confie Elena.
« On n’avait pas le cœur à la fête, mais ça nous a permis de sortir les émotions et de ventiler », nuance Yury.
Le plus dur pour Elena, c’est de devoir renier un peu sa fierté envers sa patrie. Elle et Yury avaient même cette boutade pour consoler leurs proches lorsqu’ils ont quitté Moscou pour s’installer à Montréal. « On leur disait : “On peut revenir si on veut, on n’est plus en Union soviétique!” Maintenant, c’est en train de redevenir l’Union soviétique… », peste Elena.
Même s’ils ont à peine quarante ans, Yury et elle soulignent avoir d’ailleurs vécu plusieurs étapes dans leur vie : l’URSS, la chute du régime communiste, l’occidentalisation de la Russie, leur départ au Canada et maintenant la guerre. Autant d’événements qui mettent à rude épreuve l’attachement qu’ils éprouvent envers leur pays.
« Une chance que ça fait longtemps qu’on est ici, nos collègues nous connaissent et on a bonne réputation », se console Elena. Yury ajoute que le déracinement était assez courant en Union soviétique. « Après tes études, c’est l’État qui décidait où tu allais travailler. C’est comme ça que mes parents se sont retrouvés en Russie, tu perdais alors ton sentiment d’appartenance pour ton pays d’origine », explique-t-il.
«Oui, c’est bien des sanctions économiques, mais c’est le peuple qui en souffre présentement.»
Les deux lèvent les yeux au ciel lorsque j’évoque ces antivax d’ici et d’ailleurs pro-Poutine qui sévissent sur les réseaux sociaux. « Ils ne savent pas de quoi ils parlent, déplore Elena. Depuis le début de la guerre, j’essaye d’expliquer aux gens comment c’est arrivé et les vraies conséquences. Oui, c’est bien des sanctions économiques, mais c’est le peuple qui en souffre présentement. »
Si le couple salue le soutien de la population envers l’Ukraine et la forte mobilisation au sein de sa communauté, il constate malgré tout deux poids deux mesures avec les membres de la diaspora russe.
Pas pour rien qu’Elena se sent un peu coincée entre l’arbre et l’écorce, à l’instar de plusieurs Russes installé.e.s ici. « Ceux de là-bas nous accusent d’avoir quitté le navire, et ici, les gens ne nous aiment pas. Mais je comprends, il faut respecter les émotions des gens. Sauf que dès que t’es Russe, t’es automatiquement pro-Poutine aux yeux de plusieurs. Tu ne peux rien écrire sur les réseaux sociaux », souligne Elena, évoquant cette autre guerre qui fait rage virtuellement dans les groupes Facebook russophones.
Yury admet s’en sortir nettement mieux, avec son nom de famille ukrainien.
Pour l’heure, le couple se serre les coudes pour affronter cette tempête, à distance, inquiet pour ses proches restés derrière. « Je regarde mes messages chaque matin, j’attends toujours des mauvaises nouvelles de la part de mes parents », indique Yury, qui prévoit que les effets des sanctions se feront inévitablement ressentir, surtout dans les centres urbains.
D’autant plus que le couple s’attend à une longue guerre, dont l’issue ne pourra passer que par l’élimination de Poutine ou – à tout le moins – de son régime.
Même si l’attention médiatique commence tranquillement à se détourner de la guerre en Ukraine, le couple comprend et n’en tient rigueur à personne. « C’est normal, on est loin de tout ça au Québec. La COVID aussi, on est fatigué d’en parler et ça existe encore », compare Yury.
Elena va plus loin, effleurant le malaise de se mobiliser contre la guerre en Ukraine alors que plusieurs conflits armés ont éclaté ces dernières années, loin des projecteurs. « A-t-on fait autant d’efforts pour attirer des ressortissants syriens, du Yémen ou d’ailleurs comme on le fait avec les Ukrainiens ? », demande-t-elle sans attendre la réponse.
À écouter Elena et Yury, je pars avec l’impression que même si 7000 kilomètres les séparent de la guerre, il la subissent eux aussi depuis leur salon, peu importe l’origine de leur nom de famille.