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Portraits des électeurs de Détroit – Partie IV

« Le lendemain de l’élection, il y aura deux Amériques. »

Par
Jean Bourbeau
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Pour voir la première partie de ces portraits réalisés aux États-Unis à la veille de l’élection présidentielle, c’est ici. Pour la deuxième partie, c’est là. Et la troisième est disponible ici.

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Nedra

36 ans

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Au coeur d’un centre-ville déserté en raison du virus qui explose à Détroit, Nedra sort d’un comptoir prêt-à-manger végétarien. La courtière immobilière d’une firme en vogue se console en se disant que l’économie demeure en santé. Du moins, dans son secteur d’opération. « Ça fait un an que je suis revenue à Détroit, avant je travaillais à Chicago, et ce fut presque une année record! Le marché haut de gamme est en pleine expansion. Nous sommes toutefois aux aguets par rapport aux résultats de la campagne ».

«Bien sûr que je vais voter. En personne même. L’importance de se déplacer est symbolique, même en pleine pandémie. L’État a élu Trump par une si petite marge. L’expression “chaque vote compte” n’a jamais été aussi vraie.»

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La conversation bifurque inévitablement vers les élections. « Bien sûr que je vais voter. En personne même. L’importance de se déplacer est symbolique, même en pleine pandémie. L’État a élu Trump par une si petite marge. L’expression “chaque vote compte” n’a jamais été aussi vraie. C’est pour ça qu’il est tout le temps ici ». Le président a en effet visité le Michigan à deux reprises dans les dernières semaines et s’y arrêtera à nouveau d’ici la fin du mois. « Mais il ne viendra jamais à Détroit, ça, tout le monde le sait », dit-elle en riant derrière son masque garni de faux diamants.

Je lui raconte mes aventures aux rallyes républicains. « Tu l’as vu, il y a deux Michigan. Détroit, quelques villes étudiantes… et puis tout le reste. C’est eux contre nous. » Une dichotomie à même l’État qui ne date pas d’hier, mais qui semble exacerber les préjugés de part et d’autre. « Personne n’est en mesure de prédire le dénouement de la soirée. L’unique certitude, c’est que le lendemain de l’élection, il y aura deux Amériques. Une très heureuse et l’autre, très fâchée. Ça n’augure rien de bon. » Nedra s’arrête pour répondre à des textos, prend un appel. Elle s’excuse. Décidément, ça roule pour la femme d’affaires.

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Albert

68 ans

Albert me tend un dépliant du parti démocrate à la sortie d’un supermarché du East Side. « Trump a dit sur Fox News que vivre à Détroit est un enfer. Les gens pensent déjà que nous habitons le trou de cul du pays et après le président s’amuse à nous humilier pour galvaniser ses partisans débiles ». Il s’adresse à trois personnes à la fois en n’oubliant aucun passant. J’allume une cigarette, curieux d’en entendre plus.

Détroit est sa maison et il croit qu’elle est en plein essor malgré une hésitation dans la réponse. « Je me souviens des chars d’assaut lors des émeutes de 1967, des Black Panthers, de la Nation of Islam, mais qu’est-ce qui va réellement faire changer les choses, George Floyd ? ». Albert reprend son souffle. Il tousse. Il me pointe une petite file de gens immobiles sur le trottoir. « Nous sommes dans la ville de l’automobile. Elles sont manufacturées ici depuis toujours. Mais demande-toi pourquoi ce ne sont que les Noirs qui portent des manteaux et se gèlent à attendre l’autobus », s’indigne-t-il tout en saluant une dame âgée.

«Nous sommes dans la ville de l’automobile. Elles sont manufacturées ici depuis toujours. Mais demande-toi pourquoi ce ne sont que les Noirs qui portent des manteaux et se gèlent à attendre l’autobus.»

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En mai dernier, il travaillait la brique d’un vieux bâtiment avec deux amis quand il a commencé à se sentir fiévreux. Testé positif au virus, son état s’est vite dégradé et il a dû être hospitalisé. Il y est resté trois semaines avant de voir apparaitre des signes encourageants. Il remercie Dieu, mais ses partenaires n’ont pas eu la même chance que lui. Il a perdu deux copains de longue date et une importante source de revenus. Selon lui, Trump a très mal géré la crise. « L’antéchrist. Voilà! Un homme sans foi qui ne se soucie pas de notre sort ». Un constat qui le désespère, en particulier lorsqu’il imagine la forte possibilité d’un mandat renouvelé.

Même s’il offre volontairement son temps aux favoris du comté, Albert ignore s’il va être en mesure de voter en raison d’un problème d’adresse fixe. Il habite temporairement chez l’une de ses filles. Il souhaite un futur moins tendu, moins parsemé d’embuches pour son pays et surtout, pour l’avenir de ses treize petits-enfants.

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Aurélie

26 ans

Au bout de la table, Aurélie termine une assiette de pondu. « Tu vois, mes parents ont toujours voté démocrates. J’ai fait pareil il y a quatre ans. Mais j’arrive à un âge où je dois prendre ces décisions par moi-même. Réfléchir sur l’implication d’un vote démocrate ou républicain. Trouver où je me situe personnellement », nuance-t-elle, le regard indécis.

Aucun des partis ne semble avoir réussi à la convaincre. « Je ne me crois pas capable de voter pour Trump, même si plusieurs de mes amies affirment qu’il a fait plus pour notre communauté que les années d’Obama. En tant que femme, en tant que femme noire, je veux me sentir en sécurité, et je doute que ce soit avec lui que ça va arriver ».

«Tu vois, mes parents ont toujours voté démocrates. J’ai fait pareil il y a quatre ans. Mais j’arrive à un âge où je dois prendre ces décisions par moi-même.»

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Native de Kinshasa, en République Démocratique du Congo, Aurélie se sent déprimée par le tourbillon politique que ses deux pays lui imposent. Elle me tend l’enveloppe contenant son bulletin de vote. Un épais document renfermant une myriade de noms, de partis, de juges et de propositions municipales. Un total de 29 décisions concernant la communauté métropolitaine de Détroit. « Je vais m’y mettre, l’étudier, mais je t’avouerais être un peu étourdie par la lourdeur du processus ».

Elle se souvient quand la moitié des lampadaires de Détroit n’étaient pas fonctionnels. Les rues plongées dans l’obscurité. Les temps changent, principalement parce que les citoyens se sont retroussé les manches pour la dynamiser. « La maison d’en face était un crackhouse. Aujourd’hui, une jeune famille l’habite. Il y a des pistes cyclables, des fermes urbaines, des murales. Sans oublier tout ce que nous avons perdu. Les festivals, les afters jusqu’au lever du soleil. Quand est-ce que ça va revenir ? ». Je lui souhaite bientôt, même si les deux nous n’y croyons pas trop.

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Simon

23 ans

Simon fignole les derniers détails d’un article lorsque je le rencontre. « Je n’ai aucune idée de ce qui va se produire le 3 novembre prochain, mais je peux t’assurer que cette élection est la plus importante de ma vie ainsi que celles de mes parents. Nous sommes à une époque charnière, à un moment décisif d’une situation irrévocable ».

Adepte de la pensée de Noam Chomsky et Slavoj Žižek, il est déçu de l’absence de Sanders dans la mêlée présidentielle, mais comprend les rouages qui ont permis à Trump de s’emparer du pouvoir. « J’ai grandi dans une famille d’agriculteurs. La popularité du personnage vient du fait qu’il est très adroit pour calculer les intérêts du pays. Le nerf de la guerre en Amérique, ce sont les industries, l’électorat qui a les mains noircies par le travail. Et ce, au grand dam des villes progressistes ».

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Durant ses études en journalisme, il fut aux premiers rangs de la politique étrangère du président, « En 2018, j’étais stagiaire pour un journal palestinien quand Trump a déménagé l’ambassade américaine en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem. Alors qu’il célébrait à Washington, je témoignais à même la rue de toute la colère, du sentiment d’abandon et d’injustice profonde. Quand il vante ses accomplissements devant des milliers de partisans, j’ai tendance à faire l’autruche et oublier qu’il gouverne le “pays de la liberté” ».

«Les nouveaux restaurants du centre-ville ne sont qu’une jolie façade pour masquer les disparités. Tu marches un kilomètre et tu tombes sur des quartiers qui comptent bien peu de ressources.»

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Habitant Détroit depuis cinq ans, Simon considère que les conditions s’améliorent surtout pour ceux qui y emménagent. Ceux qui y sont depuis toujours se mesurent à une réalité stagnante. « Les nouveaux restaurants du centre-ville ne sont qu’une jolie façade pour masquer les disparités. Tu marches un kilomètre et tu tombes sur des quartiers qui comptent bien peu de ressources. Il y a un effort pour endiguer les frontières d’inégalités, mais ça va demander une écoute attentive de leurs revendications plutôt que celles des start-up qui viennent s’installer ».

Il considère Détroit comme une ville très particulière, « habitée par des gens authentiques, solidaires malgré tous les écarts qui les séparent ». Il songe toutefois à quitter la région pour explorer de nouveaux horizons professionnels. « Pour être franc, je vois difficilement mon futur dans cette ville, je ne sais pas encore où, mais ce sera dur de faire carrière ici ».