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Portraits des électeurs de Détroit – Partie III

La politique partisane plongée dans l’hostilité.

Par
Jean Bourbeau
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Darnell

54 ans

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Depuis cinq jours, Darnell jouit d’une liberté qu’il n’avait pas goûté au cours des dix-huit dernières années passées derrière les barreaux. Une fois sorti, il trouve cependant le quotidien moins facile que prévu. « Ce matin, un raton laveur m’a réveillé près du Eastern Market. Le plus pénible est le froid et la faim. Je ne bois pas, ne consomme pas. Je ne demande qu’à manger au chaud et me laver dans un endroit propre ».

L’homme au physique imposant a grandi à l’angle de Van Dyke et 6 mile, un coin chaud du East Side. « À 15 ans, je roulais en Corvette avec des liasses dans mes poches. J’étais un soldat pour Maserati Rick, le caïd le plus célèbre des années 80. J’offrais des rondes dans les bars les plus huppés du centre-ville. Aujourd’hui, je quête devant une station-service ». Confronté à la dureté de sa condition, l’attrait de l’interlope l’appelle à nouveau. « J’y pense, mais je ne veux pas replonger là-dedans. J’ai assez perdu ».

«Man, j’ai été à l’ombre si longtemps. Mais je vais faire ce que je peux pour voter. Contre Trump, évidemment, les propos qu’il tient envers les femmes sont inacceptables.»

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Au sujet de la présente élection, « Je ne me considère pas comme le plus politisé des citoyens. Man, j’ai été à l’ombre si longtemps. Mais je vais faire ce que je peux pour voter. Contre Trump, évidemment, les propos qu’il tient envers les femmes sont inacceptables. Il ne mérite pas de nous gouverner ». Les restrictions électorales chez les ex-prisonniers du Michigan comptent parmi les plus permissives du pays.

Avec une formation en cuisine, Darnell souhaite trouver du boulot prochainement, mais la situation de l’industrie en pleine pandémie est difficile. Il mentionne l’espoir incertain du mégaprojet d’Amazon qui devrait s’implanter prochainement et embaucher des milliers de Detroiters. « Au final, c’est peut-être ça l’Amérique. La game, la prison et au bout du tunnel, être esclave d’Amazon ».

Asiimwe

21 ans

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Étudiante en quatrième année au sein du programme de santé publique et biologie à la Wayne State University, Asiimwe était trop jeune pour voter en 2016. Elle compte bien faire entendre sa voix pour la première fois en cette saison électorale hors du commun.

Elle chérit les rues de Détroit, mais lorsqu’elle voyage, elle a constamment l’impression de devoir la défendre. « Je montre des photos pour montrer qu’il existe une vie pour les jeunes, avec des cafés, des galeries et des restaurants au goût du jour. Détroit est bien plus que ses vestiges, elle se conjugue aussi au présent et au futur. »

«Je proviens d’un milieu familial chrétien très pratiquant et gravite autour d’un cercle social tout aussi croyant. J’ai été déçue par ce que j’ai entendu. Le conservatisme ambiant, aussi articulé soit-il, est désespérant. Et je suis sûre que mon cas représente le dilemme de beaucoup d’Américains.»

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« L’amour réside ici dans la diversité. Dans un lieu au destin aussi singulier, tout le monde est le bienvenu et se retrouve cimenté par un esprit de communauté très fort. » La jeune femme d’origine ougandaise n’est toutefois pas aussi optimiste sur la division actuelle du pays. « Tout s’est cristallisé ou désaccordé, avec le drame de George Floyd. J’endosse le mouvement Black Lives Matter avec conviction et fierté, mais à cause du tapage médiatique autour des manifestations violentes, mon soutien a créé des tensions avec mes proches. Je proviens d’un milieu familial chrétien très pratiquant et gravite autour d’un cercle social tout aussi croyant. J’ai été déçue par ce que j’ai entendu. Le conservatisme ambiant, aussi articulé soit-il, est désespérant. Et je suis sûre que mon cas représente le dilemme de beaucoup d’Américains. » En dépit des sondages favorisants l’équipe de Joe Biden, pour qui elle votera, elle serait déçue si Trump était élu, sans pour autant être surprise s’il l’emportait à nouveau.

Chris

56 ans

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Chris a passé une grande partie de sa carrière à oeuvrer dans l’univers des médias à New York, période où il a d’ailleurs couvert la tragédie du 11 septembre, « J’ai évacué les enfants et marché un kilomètre et demi jusqu’au sinistre. Je suis rentré à la maison le lendemain matin. J’ai placé mes pantalons tapissés de cendres dans un sac, pour en garder un souvenir ». S’exprimant dans un français impeccable, il a appris la langue au cours d’études doctorales sous l’enseignement du poète martiniquais Édouard Glissant. Chris l’a ensuite pratiqué sur le continent africain en parcourant le Sahel sur sa motocyclette en tant que journaliste indépendant. C’est après plusieurs années de terrain qu’il a pris la décision de revenir s’installer dans son Michigan natal.

«Nous assistons à la destruction de la confiance des électeurs. Trump a sali la présidence, la politique en soi, il incarne une force destructrice calquée sur les dictateurs d’Amérique latine et est-européens.»

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Selon lui, toute la magie de Détroit réside dans son patrimoine architectural. « Il y a des milliers de maisons comme il ne s’en fera jamais plus. Bâties sur des charpentes exceptionnelles, avec du bois coupé à la hache au nord de l’État et déraciné par des chevaux. Les draveurs naviguaient les troncs jusqu’aux gares nourries par le charbon des mineurs. Les clous étaient conçus à même le quartier. Chaque demeure est une histoire. Des hommes sont morts pour que des enfants y grandissent ». Entre préservation historique et démarche existentielle, il est le propriétaire de quatre maisons centenaires qu’il retape seul au rythme des saisons. « Mon inspiration vient certainement de Joel Landy », pionnier en la matière. Un excentrique qui achetait jadis des châteaux gothiques pour quelques dollars sur Cass Corridor, une rue dévastée par le crime. Il les restaurait pour qu’elles retrouvent leurs lettres de noblesse perdues. Cette rue est aujourd’hui l’une des plus vibrantes du quartier Midtown.

Il est d’avis que l’embourgeoisement prend de l’ampleur dans la ville de l’automobile. C’est pourquoi il est contre le Proposal N, un enjeu controversé des prochaines élections sur lequel les résidents de Détroit voteront et qui consiste à décider du futur de 16 000 maisons abandonnées. « Il faut se méfier des instances municipales, il va y avoir des dérives et comme toujours, les moins privilégiés écoperont ».

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Sur son bulletin de vote, il biffera également contre le gouvernement en place. Il condamne le déclin des idéaux collectifs, la politique partisane plongée dans l’hostilité, « Trump est la continuité d’une façon de faire à la Newt Gingrich. Le symptôme d’années de mutation institutionnelle ». Après l’élection, il estime que plusieurs semaines d’incertitude s’ensuivront. « Nous assistons à la destruction de la confiance des électeurs. Trump a sali la présidence, la politique en soi, il incarne une force destructrice calquée sur les dictateurs d’Amérique latine et est-européens. As-tu remarqué qu’il n’est jamais entouré d’Afro-Américains? » me questionne-t-il, exaspéré.

Chris est d’avis qu’être résident de Détroit évoque une certaine forme de résistance. « Ce n’est pas toujours évident, mais c’est ici que je me sens en sécurité. L’ennemi de l’Amérique, c’est les blancs ignorants. Avec un chef d’État aussi imprévisible, il met la table pour des glissements en encourageant des groupuscules comme celui démantelé il y a trois semaines au Michigan. Peu importe le résultat, au moins ils n’auront jamais le courage de venir jusqu’ici ».

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Dwayne

42 ans

Dwayne et moi attendons nos vêtements devant une buanderie du quartier Highland Park. « Damn, cette ville est tout ce que je connais. J’ai passé mon adolescence avec mon oncle à ramasser le métal de valeur hors des bandos. Aujourd’hui, c’est la jungle. Les maisons sont des carcasses. Les trottoirs ont disparu. Tu peux voir des chevreuils, des renards, des coyotes, des faisans. J’ai un ami qui se vante d’avoir vu un loup. Un fucking loup dans le hood », rigole-t-il.

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Il me montre volontiers l’arme à feu qu’il traîne dans son véhicule. « On appelle ça un stick par ici » dit-il en me tendant la mitraillette. Le Michigan aime les fusils. « J’ai déjà vu une vieille dame sortir un pistolet et Bam! descendre un pitbull menaçant sans même échapper sa cigarette aux lèvres. Des chiens errants, il y a en des centaines dans la ville. Les gens les abandonnent sans pitié ».

Dwayne travaille dorénavant du côté est, dans le garage de son cousin. Il juge favorable la voie sur laquelle Détroit s’est engagée, « La vie est beaucoup plus sécuritaire qu’auparavant même si la police est peu présente. On peut se vanter d’avoir été avant-gardiste, nous avons Defund the police il y a vingt ans ! ».

«C’est trop facile de dire “Fuck Trump”. Il faut penser plus loin. Les gens du quartier ont besoin de travail. Avant la pandémie, ça allait pas si mal.»

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Il dit vouloir voter, mais ne sait pas encore pour quel parti. « Ça va de soi pencher du côté démocrate, surtout dans le hood. Les gens ne suivent pas la politique et votent en fonction de la couleur de leur peau. Mais c’est trop facile de dire “Fuck Trump”. Il faut penser plus loin. Les gens du quartier ont besoin de travail. Avant la pandémie, ça allait pas si mal. Je ne dis pas que je vais voter pour lui, mais j’y réfléchis ».

Détroit est sa maison et il ne songe pas à la quitter, « Ma famille et mes amis habitent tout près, il y a de la place pour se stationner. J’aime cette ville, sa saleté. Le son des coups de feu ne me dérange pas. Au contraire, il fait partie de mon identité ».