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Personnes transgenres : l’angle mort de la société tunisienne
En Tunisie, les personnes transgenres sont marginalisées. Accès aux soins restreint, précarisation et risque d’arrestations jalonnent le quotidien de ces individus. Conséquences : nombreuses sont celles qui veulent quitter le pays.
La pièce est spartiate : un matelas posé à même le sol et une table chargée de bouteilles en plastique toise les nouveaux arrivants. Au milieu de cet agencement sommaire, un petit chien bicolore aboie nerveusement. Un jeune homme vêtu d’un short et de claquettes lui caresse le museau. La bête se calme et son maître se rassoit pour dérouler son récit. Jade est un homme trans tunisien âgé de 23 ans. Issu d’une famille conservatrice, il a quitté le domicile de ses parents en mai 2020 après deux fugues. « Ils m’ont manipulé. À plusieurs reprises, ils m’ont fait croire qu’ils m’acceptaient. Ce n’était pas vrai», rembobine notre hôte. Rejet de leur entourage, précarisation forcée et violences régulières marquent la vie des personnes transgenres dont le statut est illégal en Tunisie. L’article 226 du code pénal punit de six mois d’emprisonnement et de quarante-huit dinars d’amende, quiconque se sera, «sciemment rendu coupable d’outrage public à la pudeur».
Une fois le décor planté, Jade ne met pas longtemps avant de confier son intention de quitter le pays. Le rendez-vous est fixé à 17h cette après-midi pour discuter de sa demande d’asile. Si cette dernière est acceptée, il pourra s’envoler direction la France. Avec l’espoir de ne plus être un citoyen de seconde zone : « C’est très dur de laisser mon pays et mon partenaire ne pourra pas me suivre. Mais je ne peux pas continuer à vivre comme cela. » Dans sa bouche, les exemples de discriminations qui balisent son quotidien se bousculent. « Il y a deux semaines, j’ai eu une angine. Impossible de me rendre à l’hôpital à cause de mon identité. J’ai dû attendre que la fièvre baisse. Heureusement que je ne souffre pas de maladies graves.» En Tunisie, l’accès aux soins reste laborieux pour les personnes trans. Dans une enquête réalisée en 2020 par Mawjoudin – association basée à Tunis qui travaille pour garantir les droits des membres de la communauté LGBTQI+ – on observe que 75 % des individus s’identifiant comme transgenres ont déclaré avoir déjà subi une forme de discrimination dans une institution médicale.
« Je n’avais même pas 200 millimes pour du pain »
Dans un tel contexte, les personnes trans sont souvent contraintes de se débrouiller seules. Le procédé : elles achètent leurs hormones en ligne et suivent un tuto sur Youtube pour réaliser leur transition. « C’est très dangereux », commente Jade qui a pu trouver un médecin friendly – il a commencé son traitement pendant l’été 2020 – dont les frais sont entièrement pris en charge par l’association Mawjoudin. « Si l’on prend en considération le traitement, les analyses… Il faut compter entre 2000 et 3000 euros », calcule Ali Bouselmi, représentant de l’ONG tunisienne. Une somme difficile à réunir pour ces personnes souvent sans emploi : selon l’enquête réalisée par Mawjoudin, tous les individus interrogés qui s’identifient comme transgenres ont affirmé que leur salaire mensuel est inférieur à 100 dinars – le salaire moyen s’élevant à 640 dinars (220 euros). Si Jade a mis quelques sous de côté grâce à son travail de freelance, il vit dans la précarité. « À un moment, je n’avais même pas 200 millimes pour du pain. Je suis fauché, c’est mon partenaire qui prend soin de moi et qui paie le loyer. »
Sur le plan du logement, les discriminations sont légion. « Dans le milieu de l’immobilier, tout se passe par agences ou par bouche à oreille et ça rend les choses très compliquées pour les personnes trans. Les quartiers en Tunisie sont marqués par le voyeurisme et la curiosité. Souvent, on assiste à de la délation entraînant des arrestations à domicile et des perquisitions », raconte Khookha Mcqueer, militante non-binaire tunisienne, sans domicile fixe. Yeux en amande et barbe dense, l’activiste de 34 ans a choisi le pronom féminin pour se désigner. « Ma féminité est souvent la chose la plus réprimée dans mon expérience et mon identité », précise-t-elle. Souvent, la Tunisienne originaire de l’Ariana – en banlieue de Tunis – a pensé à quitter le pays qui l’a vu grandir. Avant de se rétracter. « Je renonce toujours car je ne peux pas laisser tomber ces gens qui comptent sur moi. La responsabilité sur mes épaules est d’autant plus importante que beaucoup de personnes sont déjà parties. »
« Ils vivent un enfer et ils savent que ça ne va pas changer »
Et l’association Mawjoudin est bien placée pour le savoir puisqu’elle accompagne celles et ceux qui souhaitent quitter le territoire. A Tunis, le siège de l’ONG se situe dans une grande villa aux murs blancs. Le quartier chic héberge une série d’ambassades et la résidence secondaire d’un ministre. « On vient d’emménager. On avait connu quelques problèmes avec nos anciens voisins », balaie rapidement Ali. Dans leurs bureaux, l’ONG reçoit une trentaine de personnes par mois souhaitant demander l’asile. « Les personnes trans vivent un enfer ici et elles savent que ça ne va jamais changer. » Il suffit de regarder le pedigree du chef de l’État tunisien. Elu en 2019, le président Kaïs Saïed ne place pas les libertés individuelles au rang des priorités – s’opposant farouchement à la dépénalisation de l’homosexualité. Dix ans après la révolution tunisienne, de nombreuses associations ont fleuri, mais les avancées législatives et sociétales concernant la communauté LGBTQI+ demeurent timides.
« En Tunisie, il existe une prédisposition sociale à rejeter la diversité. On a tendance à réduire les identités », décrypte Khookha McQueer mentionnant les menaces de mort qu’elle a reçues sur Facebook. Il faut donc ouvrir les vannes. C’est ce que fait Moncef Zahrouni, réalisateur tunisien à travers son art. Installé à la terrasse d’un café populaire du quartier de La Marsa à Tunis, il revient sur sa pièce TranstyX, écrite en 2018. L’équipe est inclusive : un tiers des personnes issues de la communauté queer et deux tiers de femmes. « Il y a trois types de personnes : les hommes, les femmes et les artistes », répète-t-il. Le pitch de la pièce tient en quelques mots : la vie d’une femme transgenre est retracée au cours d’une expérience de mort imminente. Elle s’appelle Tina et naît le jour de la révolution tunisienne. « L’idée était de créer un certain parallélisme » entre la transition de la jeune femme et l’évolution que connaît la Tunisie.
Si le réalisateur met les pieds dans le plat, c’est pour susciter le débat. « Plus les gens étaient insultants sur notre site et plus ils avaient la chance d’obtenir un billet gratuit », sourit le Tunisien. À coup de symboles et de métaphores, son œuvre mêle le destin de la Tunisie à celle des minorités « Le Styx – l’un des fleuves des Enfer – sert aussi de métaphore pour la Méditerranée. Pour les Tunisiens et la communauté queer, beaucoup ont été obligés de migrer d’une façon clandestine. » S’étirant sur plus d’une heure, la pièce imagine un avenir sombre de la Tunisie : « Au total, on a plus de 200 écoles coraniques dans le pays qui ne sont pas réglementées et qui instrumentalisent les plus petits. Ça crée des bombes qui vont exploser dans le futur », affirme Moncef Zahrouni indiquant que la pièce court jusqu’en 2037. Entre deux gorgées de café expresso, le réalisateur exprime sa déception après la révolution tunisienne. « TranstyX décrit une Tunisie qui est en train de se radicaliser. C’est tragique mais on regarde le réel en face. » À moins que le pays ne prenne un autre virage.