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Performer sur Twitch quand personne ne regarde… ou presque

Récit d'un après-midi passé sur des chaînes presque vides.

Par
Benoît Lelièvre
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Pour la plupart d’entre nous, être sur les réseaux sociaux ça veut dire être sur Facebook ou Instagram. Mais pour d’autres, ça veut dire être sur la plateforme de diffusion en direct Twitch. Et quand on dit « d’autres » c’est beaucoup d’utilisateur.trice.s pour beaucoup d’heures d’écoutes. En fait, plus de deux milliards d’heures d’écoutes ont été enregistrées en janvier seulement. Pas deux millions. Deux MILLARDS. Pour vous donner le portrait, c’est deux milliards d’heures passées à regarder des étrangers jouer à des jeux vidéo, faire de la musique dans leur chambre ou d’autres activités qu’on n’aurait jamais pensé faire devant public il y a à peine 10 ans.

Cependant, 36% de toutes ces DEUX MILLIARDS d’heures d’écoutes sont dédiés à cinq jeux vidéos. Sachant qu’il y a plus de 3 000 jeux différents en diffusion en tout temps sans compter les canaux dédiés à d’autres activités comme les échecs ou la musique, il y a beaucoup de monde qui « twitchent » dans le vide. Devant des audiences qui varient entre zéro et cinq personnes. Le Monde a publié un article particulièrement pertinent sur le phénomène la semaine dernière, mais je suis resté quelque peu sur ma faim. Qui sont ces gens ? Pourquoi passent-ils tant d’heures à ne divertir à peu près personne ?

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Je suis allé à la rencontre de plusieurs d’entre eux à travers nos écrans respectifs et ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais.

Mamoun, le guitariste infatigable

Mamoun Bouab joue de la guitare chez lui. Je ne reconnais pas les chansons, mais il semble improviser sur une mélodie d’accompagnement quelconque. Lorsque j’arrive sur sa chaîne groove_n_shred, on n’est que deux à le regarder jouer. Ça ne semble pas le déranger du tout. Pendant un moment, j’ai l’impression d’être chez un ami et de le regarder pratiquer par un vendredi soir pluvieux où on cherche quoi faire de notre peau. Une énorme bouffée de nostalgie m’envahit.

Pendant un moment, j’ai l’impression d’être chez un ami et de le regarder pratiquer par un vendredi soir pluvieux où on cherche quoi faire de notre peau. Une énorme bouffée de nostalgie m’envahit.

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« Je streame quatre fois par semaine », m’explique-t-il via Instagram après sa session quotidienne. « De 20h à minuit. Il m’est arrivé une fois de jouer pendant huit heures, parce que j’attendais d’avoir un centième abonné. » 117 personnes sont abonnées à la chaîne de Mamoun. Il streame depuis trois ou quatre ans, mais il ne s’y est mis sérieusement que le 22 janvier dernier. Coincé chez lui à cause de la pandémie, il a décidé d’investir tout ce temps dans sa musique. Il a presque triplé son nombre d’abonnés en trois semaines. C’est pas beaucoup, mais c’est pas rien.

La plus grande foule devant laquelle Mamoun a démontré l’étendue de ses talents (nous vous méprenez pas, il est TRÈS talentueux) est de 16 personnes, lors d’un raid par une plus grande chaîne de musique. Il s’agit d’une pratique selon laquelle une chaîne Twitch qui finit sa session quotidienne invite ses spectateurs à aller regarder la diffusion en cours d’une plus petite chaîne. Les petites foules ne le dérangent pas, cependant. « C’est une manière pour moi de me faire connaître comme guitariste. De partager ce que je fais avec les gens. Twitch n’est pas une fin en soi. »

« J’aimerais devenir le meilleur guitariste de l’histoire. Je veux partager mon art avec le monde entier et faire progresser la musique. »

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Il m’assure qu’il continuera à faire la même chose si les spectateurs ne viennent pas d’ici les prochains mois. Sur Twitch ou ailleurs. Il ne fait pas partie d’un groupe actuellement, mais qui sait ce que le futur lui réserve après la pandémie. « J’aimerais devenir le meilleur guitariste de l’histoire. Je veux partager mon art avec le monde entier et faire progresser la musique. Je sais que j’ai encore beaucoup de travail devant moi, mais je vais y arriver », affirme-t-il en guise de conclusion à notre discussion.

En temps normal, je trouverais cette déclaration très ambitieuse. Venant d’un adolescent de 17 ans qui pratique sans relâche plusieurs heures par jour, c’est peut-être pas si farfelu que ça. Bonne chance Mamoun ! Pour l’écouter jouer le lundi, mercredi, jeudi et vendredi (entre 20h et 00h), c’est ici.

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James, l’hôte charismatique

La raison pour laquelle la chaîne de James n’est pas très populaire est beaucoup plus claire que dans le cas de Mamoun : il joue à une édition obsolète de Football Manager, un jeu visuellement pas très stimulant au départ. On ne vient pas le voir pour être éblouis par son talent de pistolero virtuel ou sa dextérité avec le clavier. On vient majoritairement pour jaser soccer avec lui et critiquer ses choix tactiques. Lorsque j’arrive sur sa chaîne, nous ne sommes que trois à le regarder.

On ne vient pas le voir pour être éblouis par son talent de pistolero virtuel ou sa dextérité avec le clavier. On vient majoritairement pour parler football avec lui et critiquer ses choix tactiques.

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James a 19 ans. Il streame depuis l’âge de 13 ans et n’a gagné que 177 abonnés au courant de cette période. Lorsque je lui demande combien de fois semaine il diffuse sur sa chaîne, il me sourit sardoniquement et prend une grande gorgée de Fanta. « Est-ce que “irrégulièrement” c’est un chiffre ? ». Tout comme Mamoun, James essaie de streamer environ quatre fois par semaine, mais il a d’autres priorités. Il est étudiant en technologie de jeux-vidéo à l’université. Il diffuse d’ailleurs ses séances de Football Manager de sa chambre de résidence.

« J’ai rencontré des gens absolument incroyables ici », me confie-t-il, un peu agacé que je lui remette ses statistiques sous le nez devant quelques spectateurs qui le connaissent visiblement beaucoup mieux que moi. « Je tiens cette chaîne parce que j’aime ça. C’est tout. C’est un endroit pour discuter. »

Ce n’est pas tout le monde qui doit nécessairement utiliser Twitch pour changer sa vie et devenir une personnalité publique.

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Pour James, sa chaîne Twitch est l’équivalent d’inviter des amis à la maison pour prendre un verre et discuter de la vie. Je m’y prends moi-même au jeu. Je reste beaucoup plus longtemps que nécessaire en ligne pour discuter de soccer avec lui. Fan du club anglais Arsenal, il s’informe des performances de Thierry Henry avec l’Impact C.F Montréal et la discussion dérive rapidement sur la ligue anglaise et sur ses tactiques à Football Manager.

Ayant pratiquement grandi sur le réseau de chat mIRC, je comprend exactement ce que James y trouve. Ce n’est pas tout le monde qui doit nécessairement utiliser Twitch pour changer sa vie et devenir une personnalité publique. Si vous voulez discuter football avec le sympathique James (quand il se pointe), c’est par ici.

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Gabi, la rêveuse introvertie

La jeune Suédoise Gabi n’a pas l’air très intéressée à répondre à mes questions. Je suis pourtant la seule personne présente sur sa chaîne. « Ouais, pourquoi pas ? Je suppose que je peux répondre à tes questions », me dit-elle en réprimant un soupir. Gabi joue à The Sims 4, un jeu culte où on simule la vie de quelqu’un d’autre. On choisit son look, sa famille, sa carrière, sa maison. C’est une espèce de simulateur de réalité. C’est également très vieux (2014), mais la communauté autour du jeu est très forte. Gabi a plus de 5,200 abonnés, mais très peu de spectateurs pour chaque session. Elle s’en fout d’ailleurs.

« Pour moi, ce jeu est une façon d’exprimer ma créativité. C’est tout. »

« Je ne fais pas partie d’une culture ou d’un milieu quelconque. Pour moi, ce jeu est une façon d’exprimer ma créativité. C’est tout », me raconte-t-elle en achetant des ensembles d’été à une petite fille virtuelle. Elle essaie méticuleusement chaque article en combinaison différentes jusqu’à ce qu’elle trouve un accord parfait. Le processus est drôlement relaxant. C’est d’ailleurs l’aspect de The Sims que tout le monde adore. C’est un espace zen virtuel où on peut se tester plein d’aspects de la vie adulte : la mode, l’architecture, le design intérieur et j’en passe.

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Gabi me confie être une introvertie (j’avais deviné) et ne cherche pas du tout la popularité. « Je suis simplement heureuse de discuter des parties en cours avec les gens qui viennent visiter ma chaîne », me raconte-t-elle en me faisant visiter la maison de sa famille virtuelle.

Je continue à regarder Gabi jouer quelques moments avant de tirer ma révérence. Je la sens plus tendue. Elle anticipe la prochaine question. Lorsqu’une nouvelle personne arrive sur le clavardage, elle s’empresse de l’accueillir et d’entamer la conversation avec elle. Elle m’a déjà oublié.

*

J’ai passé un après-midi très étrange à discuter avec des streamers Twitch. Il y avait une aura d’intimité à nos conversations que je n’ai pas ressentie en ligne depuis plusieurs années. On parle souvent des réseaux sociaux comme de plateformes de communications incroyables qui donnent une audience à des quidams pour le meilleur ou pour le pire, mais on oublie souvent que ces inventions n’ont pas qu’un seul usage.

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Il y a des gens qui utilisent Instagram comme album photo (euh, moi !), YouTube comme bibliothèque et d’autres utilisent Twitch pour se retrouver entre amis, pandémie ou pas. Tout n’est pas un concours de popularité dans la vie et c’est tant mieux.