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Performer à tout prix : des enfants d’immigrants racontent

Quand l’excellence est la seule issue.

Par
Malia Kounkou
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Oumaima Mouncef ne garde qu’un souvenir brumeux de son départ du Maroc. Aujourd’hui avocate à Montréal, elle n’avait que cinq ans lorsque ses parents ont fait le choix de s’établir au Québec.

Mais si elle se souvient bien d’une chose, c’est de leur irréprochable éthique de travail. « Je ne les ai jamais vus rechigner à la tache. Jamais, jamais », témoigne-t-elle.

Et pour cause, laisser deux emplois prestigieux au Maghreb ne les a pas empêchés de retourner aux études, décrocher une maîtrise et bâtir la maison familiale, le tout en seulement cinq années. « Ça a renforcé en moi la croyance que rien n’est inatteignable. »

Le prix de l’Eldorado

Toute une inspiration. Pour plusieurs enfants d’immigrants qui ont intériorisé les sacrifices de leurs parents, l’éthique de travail se transforme parfois en catalyseur, mais aussi en pression de performance à tout prix. Il y a « un certain niveau à maintenir », comme nous l’explique Jean-Philippe Petit Frere, fraîchement détenteur d’une maîtrise en biochimie à vingt-six ans. Voir sa mère haïtienne exercer deux jobs pour pouvoir l’élever seul et payer sa scolarité a agi sur lui comme un moteur. « Je ne voulais pas qu’elle sente qu’elle gaspillait son argent », poursuit-il. « À un certain moment, tu sens que tu ne peux pas échouer. »

Photo fournie par Jean-Philippe Petit Frere
Photo fournie par Jean-Philippe Petit Frere
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Ce genre de pression de performance existe certes chez plusieurs personnes qui ont vu leurs parents faire des sacrifices pour leur donner un bel avenir. Mais pour Rachida Azdouz, psychologue et auteure, cette interdiction à l’erreur dépasse la simple culpabilité matérielle lorsqu’on grandit en tant qu’enfant de parents qui ont quitté leur pays pour une vie meilleure. En effet, en immigrant, nombre de parents ont quitté l’aisance de leur pays natal pour endosser des postes de survie, un sacrifice assimilé très tôt par les enfants. « J’ai renoncé à une partie importante de mon identité pour que tu puisses avoir le choix d’en construire une qui te corresponde et t’épanouisse », vocalise-t-elle, empruntant la perspective des parents. « Je suis mort, en quelques sortes, pour que tu puisses mieux vivre. »

« Ce n’est ni une motivation, ni une pression. C’est juste la réalité. »

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Consciemment ou non, ce sacrifice pousse certains enfants à travailler dur pour atteindre l’excellence, même si « l’excellence, c’est le strict minimum » pour Oumaima. Il arrive un stade, selon elle, où cette quête active de perfection s’intériorise jusqu’à ne plus devenir qu’un réflexe. « Ce n’est ni une motivation, ni une pression. C’est juste la réalité. »

Quand l’exigence vient de soi

Il arrive que la source de cette pression ne soit pas une circonstance, mais une décision. Rien qu’observer sa mère et deviner les souffrances qu’elle taisait a motivé Lauren, une jeune juriste franco-ivoirienne, à mettre la barre haute pour elle-même. D’aussi longtemps qu’elle se souvienne, son objectif à terme a toujours été de s’occuper de sa mère. « Je veux être sa Sécurité sociale », plaisante-t-elle. Sans cette force motrice, elle ne sait pas si elle aurait atteint la maîtrise.

« J’aurais préféré faire mes propres choix. Même si ça avait été une erreur, ça aurait été mon erreur. »

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Sa mère a toujours gardé secrètes ses difficultés et offert une vie convenable à sa fille. Elle n’a jamais été particulièrement regardante sur ses notes, également. « Ma mère m’a même dit une fois: “tu sais, j’ai pas besoin que tu fasses tout ça pour moi” », se souvient Lauren. « Mais c’est devenu mon trait de caractère, maintenant. Et le faire pour ma famille, c’est comme le faire aussi pour moi. »

Une lente perte de contrôle

Mais parfois, la pression – volontaire ou non – des parents commence à peser lourd. « Je ne peux pas vivre dans l’ombre des aspirations de mes parents, raisonne en ce sens Oumaima. On doit se rattacher à une quête personnelle. »

Cette quête personnelle, Christine s’y est essayée par le biais de la rébellion scolaire. Son père a quitté la Chine pour s’établir en France et souhaitait pour sa fille une carrière prestigieuse. Elle s’est toutefois lancée en arts plastiques, même si elle savait très bien que ses parents n’aimaient pas l’idée. « Je n’avais absolument rien à y faire », admet-elle. Une année suffira donc pour qu’elle se réoriente en communication, où elle complète actuellement une maîtrise.

« Je n’ai jamais vu mes parents se reposer donc je ne sais pas comment m’y prendre. »

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Pour Jean-Philippe, l’opportunité de se tromper aurait été un privilège. « J’aurais préféré faire mes propres choix. Même si ça avait été une erreur, ça aurait été mon erreur », revendique-t-il. Se sentir perdre le contrôle de son destin l’a plongé dans une grande dépression à ses dix-huit ans. Malheureusement, ses symptômes n’ont pas été pris au sérieux par sa mère. « De son point de vue, la dépression n’était qu’un truc de paresseux qui ne veulent pas travailler. »

Une culpabilité sans fin

Pour Rachida Azdouz cette pression peut facilement se transformer en anxiété de performance, caractérisée entre autres par la culpabilité de ne jamais en faire assez. C’est ce qui est arrivé à Oumaima Mouncef. Vouloir saisir toutes les opportunités l’empêche à présent de dire non, même au bord de l’épuisement. « Je n’ai jamais vu mes parents se reposer donc je ne sais pas comment m’y prendre. »

« Je n’ai jamais vu mes parents se reposer donc je ne sais pas comment m’y prendre. »

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Il y a aussi la culpabilité constante de ne pas bien faire. Jean-Philippe en a longtemps fait l’expérience dans son cercle social où il ne se sentait pas à la hauteur de l’amitié qu’on lui témoignait. « Si je n’étais pas le meilleur ami possible à tout moment, je pensais qu’on arrêterait de m’aimer », en dit-il, plus d’une personne ayant abusé de sa gentillesse. Dénouer le problème en thérapie a fort heureusement pu y mettre un terme.

Le dernier palier de cette culpabilité se manifeste dans ce sentiment d’être responsable de tout, soit l’hyperresponsabilité. Dès le plus jeune âge, certains enfants comprendront les sacrifices des parents et ce qu’ils impliquent. C’est pourquoi une erreur n’est jamais une simple erreur, mais comme un début de fin du monde.

L’enjeu racial

« Tu dois être deux fois meilleure qu’eux pour avoir la moitié de ce qu’ils ont », martelait le père d’Olivia Pope dans une scène mythique de la série Scandal. Et combien d’enfants d’immigrants ont déjà entendu une variation de cette phrase en grandissant ? C’est même la peur qu’ils souffrent de ce désavantage qui pousse autant de parents à les conduire — parfois de force — vers des professions de renom.

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Bien qu’elle ne se sente pas moins québécoise qu’une autre, Oumaima Mouncef a vite appris de ses parents qu’être une minorité la placerait toujours sous la loupe par rapport aux autres. Cet aspect identitaire est ensuite venu lui donner une responsabilité supplémentaire : celle d’être porte-parole de sa communauté en tout temps, qu’elle le veuille ou non. « Si je fais quelque chose de mal, j’ai l’impression que ce n’est pas juste moi qui serai blâmée, mais tous les Arabes, tous les Marocains », témoigne Oumaima.

Photo fournie par Oumaima Mouncef
Photo fournie par Oumaima Mouncef
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Assainir son rapport à l’excellence

Pour Rachida Azdouz, un premier pas vers une performance plus saine serait d’effacer du rapport parents-enfants l’idée d’une dette. Pour ce faire, remplacer la notion de sacrifice par celle de responsabilité est nécessaire. « La responsabilité du parent, c’est de mettre en place un dispositif pour que l’enfant trouve son chemin dans la vie. Celle de l’enfant, c’est de faire ce chemin comme il l’entend », affirme-t-elle.

Et parfois, le temps – et dans certains cas, la thérapie – arrange les choses. Certains, comme Christine, finiront même par donner raison à leurs parents. « Maintenant que j’ai 23 ans, je comprends tout », dit-elle. « J’ai fait la paix avec moi-même et avec mes parents. »

La solution n’est pas de condamner la poursuite de l’excellence, au contraire. C’est plutôt le chemin pour s’y rendre qui est parfois à repenser.