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Passion “hate-watching” ou comment regarder ce qu’on déteste
Que ce soit Emily in Paris, Plus belle la vie, Riverdale ou n’importe quelle émission de télé-réalité, nous sommes nombreuses et nombreux à avoir un programme qu’on trouve nul mais qu’on regarde avec ferveur. Ce concept bizarrement masochiste a même été théorisé en 2012 par une journaliste américaine : c’est le hate-watch. Comprenez “regarder avec détestation”.
Rappelez vous le sketch culte de Blanche Gardin sur la télévision dans lequel elle se moque de ceux qui regardent des programmes de merde “juste pour voir à quel point c’est de la merde” ou tout simplement parce que parfois on a besoin de se “vider la tête”, ce qui expliquerait pourquoi la télé n’a que de la merde à offrir. À en croire l’analyse piquante de l’humoriste, c’est donc ce qu’on y cherche. Étrange comportement, ça ne fait aucun doute, il mérite toutefois qu’on le décrypte sans jugement (ou sans le “hate-juger” si vous préférez).
Dans l’air du temps
Personnellement quand j’avais 15 ans je ne jurais que par la série Cap des pins qui sentait pourtant la naphtaline mais pour ma défense, je vivais à l’étranger et on n’avait que ça à se mettre sous la dent sur TV5 Monde. A contrario, on peut plus logiquement appréhender le hate-watching comme une suite logique à l’avènement des programmes en streaming sur les plateformes de diffusion.
On hate-watch parce qu’on n’est plus tributaire d’une grille télévisée (ou du monstre à qui on a laissé gérer la grille des programmes de TV5 Monde de 1999 à 2005, donnez-moi un nom) et qu’on se laisse porter par les recommandations algorithmiques dont on adore déjouer les prédictions. “Tu m’as recommandé ce film pourri Netflix ? Bah oui ok je vais le regarder et le critiquer pour te prouver que tu as eu tort de le mettre sur ma route.”
Oui mais trop tard, à la fin on a maté le film et le tour est joué, Netflix s’en cogne complet de savoir si on a aimé ou pas. Les plateformes de diffusion n’ont jamais aussi bien illustré la punch de Léon Zitrone “Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi !”
Critiquer en live
Les réseaux sociaux jouent bien sûr un rôle prépondérant dans cette pratique. D’autant plus qu’un sujet clivant aura plus de chance de marcher (vous connaissez la règle de l’angoisse : plus un sujet suscite la fureur des internautes, plus ils auront la motivation de commenter et si possible de se prendre la tête et de participer ainsi à la popularité du sujet). Je ne vous apprends rien en vous annonçant que les réseaux ont ceci de détestable qu’ils polarisent l’opinion en plébiscitant l’indignation, l’énervement voire la haine. Dans ce contexte, on a toutes les raisons de hate-watcher et de le crier haut et fort.
Aux Etats-unis le concept du hate-watching est totalement intégré dans les mœurs. Dans cet article du NY Times, la journaliste évoque ainsi la prédominance du medium télévisuel (au sens d’écran sur lequel on va regarder des séries, des films ou des replay de Koh Lanta) pour les hate-watchers. L’écran permet d’être d’avoir une attention relative qui peut se mêler au scrolling sur les réseaux sociaux, idéal comme nous l’avons vu pour vomir notre haine du programme en question quitte à sombrer dans les pires méandres des tweets haineux et du harcèlement – barrière que je vous invite à ne jamais franchir. Le cas de Emily in Paris est particulièrement éloquent. La série est un carton et pourtant elle est détestée.
On lui relève une somme d’absurdités, de mensonges et de clichés exaspérants. Des médias comme Topito en ont fait les gorges chaudes (je viens de Topito donc c’est un peu comme si je vous parlais de ma famille, dites bonjour) avec des articles hilarants comme “les erreurs repérées dans Emily in Paris” ou l’ironique top “des trucs super réalistes dans Emily in Paris” surfant ainsi que cette double lecture de visionnage à la fois addictif et rageant. Même le média habituellement plus sérieux Arrêt sur image se fend d’une chronique savoureuse signée **Sherlock Com’** qui démonte des programmes télé (Mariés au Premier regard, L’Agence, tout y passe).
En effet, il y a une grande part de moquerie et de dérision dans cette pratique qui par l’intermédiaire d’un visionnage agaçant va permettre de se rassembler pour rire ensemble. Souvenez-vous le buzz de la série française sur Netflix Marseille dont le carton était en grande partie dû aux visionnages “ironiques” de ses spectateurs qui se gargarisaient notamment de l’accent phocéen foireux de Benoît Magimel et des répliques ubuesques du genre “tu suces toujours entre deux dossiers ?” Une vulgarité rarement égalée devenue un objet de fascination. Dans un autre registre, la série Plan Coeur a également suscité les plus vives émotions. Tant que ça ne dérape pas, le hate-watching reste une pratique bon enfant qui n’est rien de plus qu’un moyen de rire sur un sujet. Qui pourrait s’en plaindre ? Repensez à la phrase de Zitrone, c’est tout bénèf.
Regarder au “second degré”
Si le streaming a peut-être aidé, regarder un truc sans le prendre au sérieux n’a rien de nouveau. Richard Hoggart parlait même très bien dans La culture du pauvre de cette “attention oblique” portée sur un objet. Il ne parle pas de “hate-watch” je vous le concède, mais plutôt d’un regard amusé qui permet de le mettre à distance. Il y aurait ainsi ceux qui regardent Emily in Paris au premier degré (bouh les nuls même pas j’leur parle en faitch) et ceux qui regardent au second degré (wow mais ils sont trop intelligents, j’les désire ardemment en faitch). Et c’est là vous l’aurez compris que lje hate-watching se transforme en belle leçon de snobisme. On a tout intérêt à hate-watcher un divertissement populaire pour se positionner au-dessus de la masse.
Vers l’infini du hate-watching et l’au-delà
On a beau parler de “hate-watching”, la pratique peut s’étendre à d’autres supports. Ecouter le podcast d’une humoriste qu’on trouve insupportable (ne comptez pas sur moi pour donner nom, dieu sait que j’aurais plaisir à échanger avec vous sur mon irritation mais je ne hate-communique que dans mon cercle proche), voir un film dont on sait par avance qu’on va le détester (je fais un effort surhumain pour ne livrer aucune référence de ma hate list mais après quand même allez mater Les liaisons dangereuses sur Netflix), se délecter de la lecture d’un livre qu’on trouve abject (le dernier tome de Oui-Oui m’a mise hors de moi) ou même se réjouir de retrouver une personne qu’on déteste en soirée pour la voir s’exprimer et compléter la gamme des défauts qui constitue d’ores et déjà le temple de l’animosité qu’elle suscite.
Finalement, hate-watcher, ce serait pas juste une manière d’ériger la critique en sport de compétition ? Quitte à payer le faible prix de passer pour un snob un temps durant. On s’en remettra.