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Pass vaccinal : au Canada, ce sont les routiers qui emmerdent le chef d’État
Tout a débuté le 15 janvier dernier avec l’introduction d’une nouvelle mesure exigeant aux citoyen.ne.s canadien.ne.s de présenter une preuve vaccinale à leur entrée au pays. Les camionneurs et camionneuses, auparavant exempté.e.s de quarantaine et de piqûre obligatoire, devront eux aussi posséder ledit passeport, tranchent les autorités.
De cet impératif sanitaire est né le plus grand mouvement de révolte au pays depuis le début de la crise. Le Convoi de la liberté. Une petite manifestation de l’Ouest qui s’est rapidement transformée en porte-étendard de la déchirure pandémique. Exaspérant d’un côté les triple dosés, exaltant de l’autre, les antivaccins. Les nouvelles deux solitudes.
De partout au pays, le mot d’ordre est de se retrouver à Ottawa le 29 janvier à midi pour faire pression sur le gouvernement Trudeau.
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À l’image d’un Terry Fox avançant à mille chevaux-vapeur, les colonnes de camions amorcent le 22 janvier la grande traversée du territoire, attirant des marées de partisan.e.s et s’auréolant au passage d’une gloire sans précédent. Pour la mouvance sceptique, les routiers incarnent désormais des héros vertueux. On les accueille extatiques en brandissant le drapeau canadien, devenu symbole de la rébellion.
Des restaurateurs leur offrent des festins gratuits, des garagistes, un support mécanique, des membres de l’église déblaient leur stationnement pour les loger le temps d’une nuit. Ce grand élan de solidarité envers les résistant.e.s aux mesures sanitaires flirte avec un appel à l’insubordination. Plus la cavalerie avance, plus le mouvement se solidifie.
S’éveille en parallèle une grande campagne de fanatisme virtuel des plus classiques, un imaginaire truffé de scènes au ralenti du Convoi chargé d’amour et d’espoir, de chansons maison et de témoignages inspirants. De l’ouvrier du quotidien aux forces policières en passant par des politiciens conservateurs et de grandes célébrités controversées, tels Elon Musk et Joe Rogan, tous partagent leur soutien, popularisant et légitimant le mouvement.
Une levée de fonds est organisée par Tamara Lich, la secrétaire du Parti Maverick, une formation souverainiste albertaine au passé questionnable. Luttant contre vents et marées, la campagne réussit à lever pas moins de 7,4 millions de dollars en prévision d’une redistribution aux pèlerins du bitume qui mettent en péril leurs carrières.
Au sein de la population, consciente du poids des routiers sur l’économie du pays, s’étendent des rumeurs de pénurie et de crise de ravitaillement. La Canadian Trucking Alliance, qui se dissocie dès le début du mouvement, estime que 85 % des camionneurs et camionneuses canadien.ne.s sont proprement vacciné.e.s et qu’il ne s’agirait que d’une minorité de belligérant.e.s. Les rayons des magasins sont sains et saufs.
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Sur les réseaux sociaux, les différents groupes en support au Convoi renaissent à chaque disparition. Il n’en faut pas plus pour crier à la censure fasciste des géants du web et galvaniser les efforts « d’insoumission ». Sur Telegram et Zello, la désinformation est voisine de dessins d’encouragement, le tout noyé à travers une mer de messages quotidiens :
Retrouvez votre fierté canadienne trop longtemps perdue.
Le Convoi libérera le pays de la tyrannie.
Un événement qui sera raconté de génération en génération.
On ne demande que la vérité.
Nous chanterons l’hymne national devant le Parlement. À midi, le pays sera à nous.
Malgré les nombreux dérapages en ligne qui vont du satanisme au nazisme, le Convoi continue son chemin dans les paysages du réel et le ras-le-bol généralisé aimante les masses comme une traînée de poudre. Plusieurs participant.e.s semblent toutefois baigner en pleine désillusion de grandeur. « Cent mille camions voyagent en provenance de tout le continent et 1,4 million le nombre de partisans en direction d’Ottawa », prophétise une internaute. Des chiffres farfelus qui s’avèreront faux.
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À bord du cortège des klaxons de la colère, la liberté émancipatrice propre au « Freedom ! » vociféré à outrance semble couronner toutes les mesures antigouvernementales. Difficile de ne pas voir dans ce mitraillage un calque apologiste du discours cher aux républicains américains.
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Pour avoir couvert de nombreux rallyes pro-Trump lors de la dernière présidentielle, les images du Convoi font figure de déjà-vu avec leurs pick-ups coiffés de drapeaux avançant au son du country rock. Sans omettre la texture patriotique aux grands élans guerriers qui se terminent par un amen bien senti.
Évidemment, Donald Trump père et fils appuient l’affront des camionneurs.
Je me rappelle à quel point les partisan.e.s trumpistes avaient un plaisir sincère à se rassembler en meute homogène, sympathisant confortablement au sein d’une même bulle idéologique. Ils étaient certes diabolisés de l’extérieur, mais de l’interne, c’était à s’y méprendre avec un tailgate de football.
Nous verrons si les vases communiquent autant à Ottawa.
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Départ de Montréal en début d’après-midi. Bien peu de kilomètres sont nécessaires avant de constater que la vague est bien implantée au Québec. Dès les abords de Vaudreuil-Dorion, presque chaque viaduc est peuplé de supporteurs et supportrices qui distribuent de l’amour en échange de klaxons.
Tout près de Rigaud, des centaines de militant.e.s stationnent leur véhicule en bordure de la 40 dans un chaos que la SQ (Sûreté du Québec, corps policier national au Québec, ndlr) peine à croire. Les gens sont euphoriques, émus, fiers, bref sans mot en constatant à même le terrain l’envergure du mouvement.
« Des larmes d’espoir, de force », me lance un homme en frottant l’épaule de sa femme en pleurs. « C’est capoté! Voyons donc, c’est la sauvegarde de notre humanité », me confie-t-elle, mouchoir au nez.
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Aimanté.e.s par toutes les petites frustrations pandémiques, ils et elles ont répondu à l’appel de la grande messe de tanné.e.s qui vient se greffer à la révolte des camionneurs. Les familles sont nombreuses. Une enfant d’à peine dix ans tient avec candeur au-dessus de sa tête une pancarte Fuck Trudeau.
« C’est un souffle historique sans précédent », me confie avec élégance une dame habillée chic, originaire de Pointe-Claire. « Enlève ton masque, sale traître! », crie moins poliment un homme envers un caméraman hésitant.
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En quittant Rigaud, je faufile ma vieille japonaise sur les quatre clignotants au sein du convoi, ouvert par un camion avec une pancarte géante Fuck Legault. Nous avançons lentement au rugissement des criards avec l’étrange sentiment que nous nous dirigeons vers la guerre.
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Une fois arrivé à mon chic motel gatinois situé à côté d’un bar de danseuses, j’en profite pour faire une visite de la capitale en vélo, sachant le trafic impossible à naviguer.
Au cœur du centre-ville, plusieurs commerces ont leurs vitrines condamnées avec des contre-plaqués. D’autres locaux flairant la bonne affaire louent des places de stationnement ou vendent des drapeaux à même le trottoir.
Malgré la nuit tombée, la symphonie des klaxons résonne à tout rompre. L’atmosphère est aussi fébrile qu’à la suite d’une grande victoire sportive. Les gens hurlent « Freedom » en brandissant des drapeaux au bout de bâtons de hockey, visiblement excités d’être enfin arrivés en terre promise.
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Un livreur s’impatiente. « Who let the dog out? », hurle-t-il aux manifestant.e.s qui paralysent son itinéraire. Un imposant feu d’artifice explose tout près.
La capitale est colonisée par des véhicules aux plaques venant de chaque province. Les moteurs des camions et les génératrices des Winnebagos roulent à plein régime et se mêle un parfum de gaz et de barbecue. On s’accueille triomphant à coup de high five entre inconnu.e.s.
Greg, un camionneur originaire de Saskatoon, me dit fièrement qu’il est là pour rester. « J’ai des vivres en masse et je ne compte pas quitter de sitôt. » Je lui demande ce qu’il a vu de plus beau depuis son parcours dans les Prairies. « La solidarité », répond-il, le regard scrutant l’horizon.
En revenant au motel, je partage une fin de joint avec mes voisins de chambre, des sympathisants de Sherbrooke si éméchés qu’ils ne se rappelleront certainement pas de notre rencontre. Je retrouve mon lit, les oreilles qui sifflent, avec l’impression que c’est vraiment plus un party qu’une révolution.
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Je stationne péniblement ma voiture dans le Vieux-Hull pour rejoindre une longue file de marcheurs et marcheuses en direction du Parlement. Des familles entières sont drapées dans l’unifolié, d’autres arborent des habits de motoneige. Il résonne du cordon des « Olé » typiques du Canadiens de Montréal et des « We love truckers » qui répondent à des cris plus folkloriques : « Les Québécois sont là, tabarnak! » La table est mise.
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L’engouement et le succès de l’entreprise semblent se baser sur une constellation de petites luttes individuelles. Une mère me confesse que sa flamme combative est née en prenant conscience de la ventilation déficiente dans les écoles. Un homme milite depuis l’imposition du passeport vaccinal dans les gyms. Pour une activiste déguisée en l’époque disco, le cheval de bataille est la réouverture des pistes de danse. Chacun.e y trouve son compte.
L’excitation est croissante plus nous approchons la colline parlementaire. Sur place, il y a du monde, beaucoup de monde. Évidemment, personne ne porte le masque.
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Tout l’attirail canuck est présent en un condensé presque caricatural. Chapeaux de cowboy et casques de gardien de hockey. Dans une main, un format géant du Tim Horton’s, et dans l’autre, une crécerelle d’aréna ou un tambour autochtone. Chaque manifestant.e ajoute son grain de sel comme il peut au vacarme ambiant.
On y retrouve toutes les figures traditionnelles de la droite populaire : les vétérans, les survivalistes en habits militaires, les bikers patchés aux airs de durs, les religieux pro-vie, les petits chanteurs chrétiens.
Mais aussi des nouvelles cellules hybrides issues des récentes luttes sociales : les hippies new age « mon corps, mon choix » rencontrent des masques d’Anonymous, le médecin de la peste noire côtoie des calottes MAGA et des hoodies de Radio X. Un jeune homme est même déguisé en shaman QAnon.
C’est la première fois que je rencontre en chair et en os des complotistes célèbres qui marchent la tête bien haute comme des vedettes sur Broadway.
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Il y a des donations de sandwichs, des carrés de Rice Krispies, des muffins aux carottes. Ça chante, ça danse, ça twerk au sommet de billots de bois. Le bronze de ce pauvre Terry Fox est costumé en faveur de la cause. On se bouscule pour un égoportrait avec Maxime Bernier tandis qu’une quantité impressionnante de drapeaux serpentés du libertarisme plane haut dans l’air gorgé de fumée de cannabis.
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Le peuple se réveille!
Vivre le Québec libre!
Est où, la poutine?
Dans la cacophonie, le français est omniprésent. Les haut-parleurs crachent des rigodons et le drapeau patriote n’a assurément jamais autant plané au-dessus du canal Rideau. Les Fuck Legault prennent presque autant de place que les Fuck Trudeau, pourtant l’un des cris officieux du ralliement des camionneurs.
Les participant.e.s sont venu.e.s manifester, mais surtout s’amuser, picoler et prendre des photos avec leur cellulaire pour exhiber à leur bulle sociale qu’ils et elles ont complété le chemin. On se croirait parfois en plein safari.
Malgré l’hostilité du discours critique, tous ces touristes d’un jour sont enjoués, souriants et errent sans but précis sous un ciel azur plombant un Parlement paisiblement rangé derrière les grillages.
L’hymne national n’est finalement pas chanté à midi.
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À travers les effluves de carburant, j’entends : « T’aimes-tu cette odeur-là, Greta? » ou « Let’s go Brandeau! » Impossible de ne pas constater que le combat vaccinal des routiers est un prétexte pour une myriade de luttes qui débordent du cadre initial.
À lire quelques-unes des milliers d’affiches présentes, il est question du libre choix, de la ségrégation médicale, de l’amour des camionneurs, mais aussi de génocides, de références au quatrième Reich, de l’anticommunisme, de la lutte des classes, de la mince ligne bleue, de la corruption des élites, du terrorisme d’état, de la fameuse 5G, de la haine des médias. La liste des revendications est aussi longue qu’abstraite.
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Mes doigts sont complètement gelés au moment où je me colle près d’un feu improvisé. Christopher, un serrurier de Winnipeg, m’offre une puff de sa vape. « Au cours des deux dernières années, j’ai été insulté, dégradé, rejeté par ma famille, pour avoir dit “non” au poison expérimental, lâche-t-il. Cette semaine, les deux dernières années ont valu la peine, juste pour l’espoir que ce mouvement m’a apporté. » Les gens autour du feu le serrent dans leurs bras comme dans une réunion d’AA. Omicron, semble-t-il, n’aurait pas fait la route avec eux.
Guillaume est arrivé à bord d’un convoi géant en partance du Walmart de Saint-Jérôme. « Il ne faut pas que ça s’arrête là », s’indigne-t-il dans un anglais incertain, mais senti. « L’espoir est nécessaire pour continuer à se battre. Ne remettons plus jamais le masque. C’est nous qui détenons le pouvoir, pas eux. » Il n’en fallait pas plus pour qu’il reçoive une pluie d’applaudissements.
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À contempler l’immense carnaval installé sur la rue Wellington, cette spectaculaire mobilisation montre avant tout qu’ils et elles existent, tout simplement. Et par conséquent, les circonstances offrent une excellente opportunité à cette base d’inconditionnel.le.s anti-toute de remplir leur réservoir d’espérance au cœur d’une querelle encore loin d’être terminée.
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Les extrémités transformées en glaçons, je quitte la capitale nationale vers 15 h au moment où des masses de sympathisant.e.s arrivent toujours à fort débit. Des convois de retardataires longs de plusieurs kilomètres sont également légion sur la voie du retour.
En dépit du coût environnemental préoccupant de cette grande manifestation du carburant et de la gymnastique narrative souvent abrutissante, le coup le plus fumant de ce mouvement est la prise en otage des autoroutes du pays. Le rassemblement d’Ottawa est un sit-in motorisé sans verticalité ni direction claire, qui s’éteindra probablement rapidement, mais les démonstrations de force sur roues furent en soit un stunt réussi. Rien d’étonnant sachant que l’essence même du mouvement est le diesel.
« La conclusion du combat ne se fera que par la victoire. Un retour à un Canada libre, à un Canada pour le peuple, à un Canada sans passeport vaccinal », me rappelle la voix rauque du conducteur de la Saskatchewan. Je ne peux m’empêcher de croire que cette célébration ne fera qu’agrandir le gouffre qui sépare la population.
Seul l’avenir nous le dira.