Logo

Papa, je suis en prison à ta place

TW : Inceste.

Par
Victoria Leroy
Publicité

Nous sommes la nuit du 29 au 30 octobre 2019. Je me réveille en nage, noyée dans la sueur et les larmes qui s’échappent de moi. Mon sang et mon corps sont glacés d’effroi, quel cauchemar j’ai dû faire. Vite, m’enrouler dans la couverture.

Extrait de “12 jours”, Raymond Depardon, TV5 Monde – 00’55
Extrait de “12 jours”, Raymond Depardon, TV5 Monde – 00’55

Impossible. Serais-je paralysée de froid ? Mal réveillée ? Non, je suis parfaitement alerte. Tout à coup, je réalise, mes mains, mes pieds et ma taille sont contraints par des boucles métalliques vissées au lit d’acier sur lequel je repose. Un peu plus tôt, j’ai tenté d’en finir avec la vie.

Souffrir silencieusement, avec patience, je sais faire.

Publicité

Il doit être trois heures, peut-être quatre heure du matin… sans fenêtre et sous la lumière constante des néons, comment savoir ? À cet instant, il m’apparait que rien, jamais, n’a été aussi douloureux.

Pourtant Papa, je les connais bien ces agonies nocturnes, tu m’y as initié du plus loin que je me souvienne. La douleur physique, le supplice mental, la perte de mon libre arbitre et la négation de ma condition humaine. Souffrir silencieusement, avec patience, je sais faire.

Mais cette nuit j’ai si mal, Papa. La chaîne qui me court dans le dos parait s’enfoncer chaque minute un peu plus dans les reins de mon corps trop maigre. Cette douleur aussi qui vous court de l’épine dorsale jusqu’à l’âme m’est familière. Ça aussi, tu m’as appris à vivre avec.

Mon corps décharné flotte dans une pièce écrasante de vide. Me voici dans le royaume du rien. Sons, senteurs, lumières, température, sensations, tout y est figé, comme moi. À cela s’ajoute l’anéantissement de toute humanité : la mienne et celle de notre société. Mon être aussi est dépouillé, emballé dans une blouse en papier chirurgical, sans culotte, et bizarrement : une paire de chaussettes. Ah oui, ça me revient, j’ai demandé à l’infirmière de me les laisser : j’avais froid. Un peu comme quand on dormait ensemble toi et moi, juste en socquettes. Ici, on dort seul.e, sans pyjama, sans draps, sans repos, sans répit.

Tu avais tant d’amour à me partager quand j’étais petite, que j’en avais mal au ventre chaque jour.

Publicité

Il ne faut pas leur en vouloir Papa, les médecins m’ont dit : « c’est pour votre bien ». C’est vrai, j’ai essayé de me faire très mal, il me fallait du répit. Montrer son souci de l’autre en lui imposant souffrance et contrainte, c’est aussi un principe que tu m’as transmis. Tu avais tant d’amour à me partager quand j’étais petite, que j’en avais mal au ventre chaque jour.

1998 – Tu me faisais poser pour toi
1998 – Tu me faisais poser pour toi

Seules deux parties de moi sont encore mobiles : mes yeux et mon esprit. Plus on m’empêche de bouger et plus ils sont prompts à s’agiter. Je lis les messages de désespoir griffonnés par d’autres sur les murs. Je fredonne dans ma tête des chansons que je connais par cœur, une chanson dure environ 1m30, donc là ça doit faire déjà plus d’une heure que je suis éveillée.

Publicité

Mais le lever du jour n’en finit pas d’arriver. Je pensais que rien ne pouvait être pire que de sentir ton poids écrasant sur mon dos et entre mes jambes, mais là, la solitude me pèse encore plus. Il faut que quelqu’un vienne me libérer de cette asphyxie. Je hurle Papa, à m’en déchirer les poumons. Je crie aussi fort que j’aurais aimé le faire quand on jouait à tes “drôles” de jeux. Je réclame une présence, autant que celle de Maman quand j’allais me coucher petite. « Laisse ta Mère tranquille », tu me sermonnais. Tu me bordais c’est vrai, après avoir glissé tes mains sous la couette. Personne ne venait à l’époque, personne ne vient maintenant.

Et je me demande, comment j’en suis arrivée là ?

1997 – Nous deux et ma confiance bafouée
1997 – Nous deux et ma confiance bafouée
Publicité

Et pourquoi je pense à toi? Peut-être parce que c’est toi qui m’a emmenée jusqu’ici. Supporter l’insoutenable, tu m’y as préparé.

Aujourd’hui, tu ne peux plus me toucher mais les cicatrices me ramènent trop souvent à l’hôpital.

L’éducation que je croyais conventionnelle était l’ultime interdit. L’anormal, ma norme. En bousculant le développement de mon être, tu as chamboulé non seulement mon corps mais aussi mon esprit. Aujourd’hui, tu ne peux plus me toucher mais les cicatrices me ramènent trop souvent à l’hôpital. Cette nuit, je suis dans celui pour la tête. Mon esprit est un peu marginal c’est vrai, mais c’est toi qui m’a élevée en dehors des sentiers battus ! Parfois même en bord de route, à quatre pattes dans les buissons.

Tu as un jardin toi dans ta prison ? Avant de me retrouver ici, j’avais le droit de sortir fumer dans un espace grillagé. Je ne fume pas mais je demande quand même, pour prendre l’air, même goudronné. Une fois, alors que je regardais les barbelés qui cernent la cour, je me suis surprise à penser à toi. Est-ce que tes moments de libertés en maison d’arrêt sont semblables aux miens en hôpital psychiatrique ?* J’avais cherché sur internet des photos de la maison d’arrêt de Nanterre à l’époque où tu y étais, je me souviens qu’il y avait un terrain de football. Ici on a une table de ping-pong — mais pas le droit aux raquettes.

L’espace détente de ta maison d’arrêt “La maison de Nanterre retire les barbelés, une première” AFP 2015
L’espace détente de ta maison d’arrêt “La maison de Nanterre retire les barbelés, une première” AFP 2015
L’espace détente de ma maison d’enfermement 12 jours, Raymond Depardon, TV5 Monde – 2:13′
L’espace détente de ma maison d’enfermement 12 jours, Raymond Depardon, TV5 Monde – 2:13′
Publicité

Mais bon, je ne sais même pas si tu t’en souviens de la prison, ça n’a pas duré longtemps : quatre petites années quand ça fait 26 ans que je scie les barreaux de celle dans laquelle tu m’as enfermée. La justice a dû faire une erreur de calcul. Je n’ai jamais trouvé réparation dans le système judiciaire, ils se sont bien occupés de toi, ils t’ont logé, nourri, blanchi… mais moi rien, les autres victimes non plus.

Moi on m’attache pour ne pas me faire du mal à moi-même et toi tu es libre de faire souffrir qui tu veux.

Quand j’y pense, je suis en prison à ta place. Moi on m’attache pour ne pas me faire du mal à moi-même et toi tu es libre de faire souffrir qui tu veux. C’est toi qui devrait être ici, seul avec toi-même, à méditer sur tes actes.

Publicité

Toujours personne. Ça doit bien faire 3 heures que j’attends maintenant. Je me suis fait pipi dessus. Toujours personne. Je ne sens plus mon corps. Toujours personne. Une nuit sans fin sous l’éternel soleil des néons… il n’y a plus un seul repère, l’espace-temps s’est atomisé. Alors, moi aussi, je me divise en deux ; sur la table : ma carcasse, dans les airs : mon esprit. J’ai appris à faire de sacrées choses depuis 16 ans qu’on ne s’est pas parlé, Papa ! Je ne pense peut-être pas toujours rond, mais je regorge d’idées ! Chaque fois que tu me mets en cage, j’y façonne des clefs. Tu es prisonnier de ton rôle de tyran. Je suis libre de me réinventer sans cesse.

Voilà un filet de lumière qui s’échappe de sous la porte.

Guillaume Sudre – 2020
Guillaume Sudre – 2020
Publicité
  • * Il y a 10 ans, j’étais tombée sur un rapport de Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté. L’étude se penchait sur la question de la dignité humaine lors de l’enfermement : elle y parlait sur un pied d’égalité des prisons, que des hôpitaux psychiatriques.