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On « binge » ou on patiente ?
Certes, la seconde saison d’Euphoria vient de se terminer, mais de nombreuses questions sans réponses tourbillonnent encore dans nos esprits. Rue va-t-elle parvenir à rester complètement sobre ? Cassie doit-elle encore creuser ou bien a-t-elle finalement atteint le fond ? Est-ce que la (très, très) longue chanson d’Elliot était en fait prise d’otage ?
Et, plus brûlant encore : le rythme de sortie des épisodes était-il adapté ?
si mon ex-carrière de binge-watcheuse m’a bien appris une chose, c’est que ralentir n’est finalement pas si mauvais.
C’est un débat vieux comme le monde — car, oui, le monde a été créé en même temps que les sites de visionnage en ligne. D’un côté, il y a celles et ceux qui préfèrent que les séries soient disponibles dans leur entièreté pour pouvoir tout visionner d’une traite, sans attente ni frustration. De l’autre, il y a celles et ceux qui apprécient le rythme plus étiré et rituel d’un nouvel épisode diffusé chaque semaine au même horaire, l’anticipation ainsi entretenue sur six à huit semaines.
Cette dernière option est souvent la plus impopulaire des deux. Quoi de plus compréhensible, en même temps : si l’opportunité d’avoir tout et tout de suite nous était proposée, pourquoi ne choisirait-on qu’une infime petite portion ? Cependant, si mon ex-carrière de binge-watcheuse m’a bien appris une chose, c’est que ralentir n’est finalement pas si mauvais. C’est même une excellente méthode de visionnage. Et si vous êtes sceptique, pas d’inquiétude : je suis venue avec les arguments.
Anti-procrastination
Commençons par un petit calcul. Combien de temps dure généralement une saison entière ? À raison d’une dizaine d’épisodes d’environ quarante-cinq minutes chacun, le résultat avoisinerait les huit heures cumulées de contenu. Maintenant, imaginez tout ce que vous pourriez accomplir de productif durant ces huit précieuses heures. Courir un marathon, repeindre votre salon, apprendre l’harmonica… Au lieu de ça, vous passerez le tiers d’une journée enfoui sous votre couette à carreaux à regarder des ados fictifs se battre — #TeamMaddy, cela dit.
les sites de vidéos à la demande veulent que vous procrastiniez.
Et si vous êtes comme moi, à savoir dans l’attente désespérée qu’un vaccin contre la procrastination soit enfin rendu disponible, c’est bien plus catastrophique encore. Car les sites de vidéos à la demande veulent que vous procrastiniez. Les épisodes ne s’enchaîneraient pas à la vitesse de l’éclair, sinon. Ajoutez à cela une personne (en l’occurrence, moi) dont la gymnastique mentale quotidienne est de trouver toutes sortes d’excuses farfelues pour retarder l’heure de se mettre au travail et vous obtenez la parfaite recette de l’immobilité.
Tandis qu’avec un rythme de sortie hebdomadaire, tous ces problèmes disparaissent. Vous n’avez droit qu’à un seul épisode durant lequel toute votre attention est mobilisée. Et puis, générique de fin : à dans une semaine pour le reste ! Je reconnais que cela puisse être assez frustrant, surtout lorsque l’épisode termine sur une note de suspens. Mais que peut-on vraiment faire face à cette attente forcée ? Eh bien, s’occuper. Répondre à ses mails, arroser ses plantes, reprendre un livre. Et dépoussiérer enfin son harmonica.
Anti-solitude
Regarder une série est une activité assez solitaire. On est en tête-à-tête avec son écran, souvent isolé.e par ses écouteurs, et on absorbe silencieusement images, couleurs et émotions. Une fois l’épisode — ou la saison — terminé, toutefois, ces images, couleurs et émotions ne sont plus une chose silencieuse que l’on peut garder pour soi.
aussi solitaire le visionnage d’une série soit-il, sa visée reste toujours sociale.
Notre premier réflexe est souvent de vouloir partager aux autres une scène que l’on a vue, un moment drôle qui s’est passé ou une péripétie qui nous a énervé.e.s. Lorsque notre auditoire n’est pas familier avec la série qui nous enthousiasme, on se charge même d’en résumer le contexte avant de partager notre anecdote et espérer qu’il comprenne notre engouement. Car, aussi solitaire le visionnage d’une série soit-il, sa visée reste toujours sociale.
C’est en cela que je préfère suivre mes séries à un rythme plus lent et, surtout, en tandem avec les réseaux sociaux, notamment Twitter. Les épisodes étant diffusés à la même heure, cela permet de suivre en temps réel les réactions à chaud d’autres internautes et de se retrouver dans certaines d’entre elles. Cela peut également donner lieu à des commentaires hilarants qui nous font suffoquer de rire dans notre lit, ou mettre en lumière des aspects que nous n’aurions jamais remarqués de nous-mêmes.
Le fait de tout avoir sur un plateau pousse à constamment se demander « et ensuite, et ensuite, et ensuite ».
De ce que j’ai pu remarquer, cette magie ne se produit souvent qu’avec les séries dont les épisodes s’espacent les uns des autres. Cela s’explique par l’anticipation que crée l’attente. Durant la semaine qui précède le visionnage, tout le monde partage ses théories, angoisses et impatiences quant au déroulement du prochain épisode. Puis, lorsque le jour J arrive, chacun.e vérifie si son pronostic se confirme. C’est une convivialité qui donne l’impression de ne plus être isolé.e.s derrière notre téléphone, mais réuni.e.s dans un grand salon à vivre la même chose.
C’est aussi une astuce imparable pour les spoilers. Car si vous regardez tous ensemble le même épisode, pas une minute de plus ou de moins, qui pourra ensuite être en mesure de vous dévoiler quoi que ce soit de nouveau ? Personne !
Anti-séquestration
Le binge est souvent une course contre la montre, du démarrage au tout dernier épisode. Le fait de tout avoir sur un plateau pousse à constamment se demander « et ensuite, et ensuite, et ensuite » sans véritablement se concentrer sur l’action qui se déroule dans le présent, juste sous nos yeux. Je me souviens m’être immergée dans la série Bojack Horseman et, bien que passionnée par l’histoire, avoir passé quelques passages en avance rapide juste pour arriver plus rapidement à la fin. Ce n’est qu’après cette frénésie que j’ai pu tout reprendre sereinement et comprendre toute la beauté et la complexité de cette oeuvre.
Avec le visionnage par semaine, le mantra reste et demeure : le temps, c’est de l’argent.
Toutefois, il arrive que la série choisie ne soit pas à la hauteur de ce qu’en promettent les clips de promotion — oui, Bridgerton saison un, je parle précisément de toi. Mais malgré cela, on persévère, on ne décroche pas et on s’y enfonce, comme pour se convaincre que toutes ces heures de visionnage n’ont pas été vaines. Et à la fin, on rationalise ce temps perdu en qualifiant l’activité de « hate watch ». En vérité, la série a séquestré gratuitement notre attention.
Avec le visionnage par semaine, le mantra reste et demeure : le temps, c’est de l’argent. Lorsque le premier épisode d’une série paraît, s’il ne nous captive pas d’emblée, il nous reste une semaine entière pour rationaliser et en venir à la conclusion que la série est simplement lente à démarrer. Si le second épisode ne remonte pas le niveau, il nous reste une nouvelle semaine encore pour déterminer si un potentiel se dessine à l’horizon ou s’il faut bel et bien abandonner le navire. Troisième épisode décevant ? Ciao.
Verdict ?
Alors ? Toujours pas convaincu.e? Compréhensible. J’ai moi-même eu du mal à reconnaître que l’herbe était plus verte de l’autre côté de l’écran. Mais voyez cela un peu comme de la gastronomie : plus les bouchées sont petites, plus vous êtes à même d’apprécier ce que vous dégustez, d’en analyser la saveur et la texture plutôt que de tout avaler d’un bloc. Rien de mieux pour ouvrir l’appétit !