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OK Boomer : sommes-nous condamnés à devenir de vieux cons ?

La vieillesse est-elle un naufrage ?

Par
Oriane Olivier
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La décrépitude du corps s’accompagne-t-elle invariablement d’une déchéance des idéaux, d’une lente dérive vers les rivages de bêtise, à mesure que les années passent ? Des accointances nationalistes de Morrissey aux insultes racistes de Brigitte Bardot, en passant par les sorties bien gerbantes et sexistes de Patrick Eudeline dans le magazine d’extrême droite l’Incorrect à propos des violences sexuelles qui gangrènent le monde de l’art (l’ancien punk et critique rock décrivait ainsi les agressions subies par l’actrice Adèle Haenel entre ses 12 et ses 15 ans : Pour ces privilèges, Adèle Haenel a dû supporter, elle, quelques poèmes vaseux et “un ou deux bisous dans le cou” non sollicités. Ah ! Je suis injuste. Un jour, chez lui, alors qu’elle avait posé la tête sur ses genoux, Christophe Ruggia a essayé de passer la main sous son tee-shirt. On n’est pas loin de la tournante dans les caves du 93. Effectivement. On comprend, c’est terrible. Ça méritait bien de foutre en l’air la vie du niais réalisateur ») jusqu’aux déclarations de Françoise Hardy qui affirmait récemment avoir honte de son pays, sous prétexte que les autres états européens n’avaient quant à eux pas opposé tant de résistance au décalage de l’âge légal de départ à la retraite (c’est vrai qu’encourager le nivellement par le bas est toujours une excellente option, surtout de la part d’une artiste pour laquelle la “pénibilité au travail” est sans doute une notion toute relative) ; tout le monde ne vieillit pas comme du bon vin, et certains personnes se gâtent même comme de la piquette de supermarché.

MAIS QU’EST-CE QU’UN VIEUX CON ?

Avant de se demander si devenir un vieux con est une fatalité, il faudrait déjà s’entendre sur ce à quoi il ressemble. Pour commencer, le vieux con n’a pas de genre. On en trouve aussi bien parmi les actrices qui ont signé la tribune sur La liberté d’importuner à la suite du mouvement #metoo, que chez les écrivains faussement libertaires, qui ont désormais leurs entrées chez Valeurs Actuelles. Car l’appartenance à cette catégorie se caractérise avant tout par une relation passéiste à l’existence. Une nostalgie insupportable pour un “monde d’avant” fantasmé, une incapacité à se réjouir des avancées de notre époque et une inclination à voir en chaque balbutiement de progrès, un égarement de plus.

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À percevoir en chaque changement – culturel ou sociétal – le présage d’un cataclysme à venir. Une vision catastrophée de chaque nouveauté, qui prédit par exemple l’abrutissement des masses dès qu’un courant musical émerge et s’émancipe des précédents, ou bien que les nouvelles générations s’emparent avec enthousiasme des outils à leur disposition pour réinventer la diffusion des savoirs et le divertissement. D’ailleurs, à ce propos, pas sûr qu’un épisode d’Intervilles ou qu’une émission de Thierry Ardisson soient beaucoup plus intellectuellement épanouissants qu’une vidéo du Youtuber Squeezie…

Être un vieux con c’est aussi s’inquiéter constamment de la survenue de normes morales liberticides, dès qu’une population marginalisée ou dominée réclame un peu de justice, et à chaque instant qu’un mouvement social ou qu’un vent de révolte vient rebattre les cartes. C’est également faire preuve d’une amnésie sélective, qui sacralise les grandes révolutions culturelles des décennies précédentes (apparition de la télévision, popularité de la musique rock…) et minimise dans le même temps la valeur et l’influence des inventions les plus récentes (invention des réseaux sociaux, succès de la musique rap…).

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Un trou de mémoire bien commode, qui relativise et aseptise par ailleurs la violence des combats antérieurs pour les faire entrer dans le champ de l’acceptable, de l’honorable même, tout en condamnant fermement la forme que prennent les mobilisations actuelles. Qui permet de célébrer le courage d’une Simone Weil, en réprouvant et caricaturant les discours féministes contemporains. De saluer la témérité des émeutiers de mai 68 à l’encontre des institutions et des figures d’autorité, en pointant du doigt la radicalité des manifestants qui affrontent aujourd’hui les forces de l’ordre (affrontements qui ont pourtant toujours eu cours, lors des soulèvements populaires des siècles derniers).

Bref, une tendance à segmenter de façon arbitraire les colères saines, les soi-disant batailles dignes d’être menées, des revendications jugées comme déraisonnables et ridicules. Une forme de déni à reconnaître et accepter que toutes les générations ont leur lot de réactionnaires et qu’en refusant obstinément la remise en cause de l’ordre des choses, on vient peut-être nous aussi grossir leurs rangs. Qu’on se range peut-être sans vouloir l’admettre, du côté de ceux qui auraient pu prophétiser le délitement de la famille quand le PACS a été institué, la survenue du jugement dernier lorsque l’avortement a été autorisé, ou plus superficiellement la fin du 7eme art, lorsque le cinéma parlant a été inventé…

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COMMENT DEVIENT-ON UN VIEUX CON ?

Devenir un vieux con est un long et insidieux glissement.

D’abord, on laisse son cercle social se réduire comme peau de chagrin avec les années. On se satisfait de sa petite place, dans son petit entre-soi confortable, où les perspectives sur le monde sont les mêmes, où tout s’analyse à travers un même prisme, où on s’englue dans des certitudes plutôt que de tenter de se remettre en question. Evidemment, il est moins facile de se confronter à l’altérité une fois sorti des parcours scolaires et académiques, où on rencontre encore un semblant de mixité (école publique, études universitaires – cela ne vaut évidemment pas pour toutes les structures privées), et qu’on entre dans des milieux professionnels davantage hiérarchisés, des sphères homogènes dans lesquelles ont s’assimile en imitant et en faisant sienne une manière de réfléchir, parfois uniformisée.

Mais lorsqu’on cesse de se confronter à la différence, de rencontrer d’autres points de vue, d’autres parcours de vie que le nôtre, de faire l’effort de faire un pas de côté, on cesse aussi de repousser les frontières de sa propre ignorance et on enferme à double-tours sa pensée. Et même s’il est devenu difficile, dans nos quotidiens rythmés par les contraintes familiales et les horaires de travail, de trouver le temps de nouer de nouveaux liens et de les entretenir, on gagnerait sans doute beaucoup à ne pas se contenter d’une sorte d’immobilisme douillet en matière de relations et d’amitiés.

Puis, on privilégie au fur et à mesure des années, l’accumulation de biens matériels mais également la sécurité, au détriment du bien commun et de la solidarité. Et effectivement, un petit tour sur Wikipédia suffit à réaliser que nombre des personnalités qui font aujourd’hui figure d’autorité à droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique français, ont d’abord fait leurs armes dans des partis de gauche (coucou Manuel Valls et Edouard Philippe).

Car il est moins évident de porter une parole qui a vocation à dépasser les égoïsmes et le triomphe de quelques intérêts particuliers essentiellement financiers, quand on commence à bénéficier soi-même des mécanismes de dominations et des logiques économiques qui permettent à son patrimoine d’enfler ou à sa carrière de décoller. Dès lors, ne pas devenir un vieux con réclame davantage que de porter de temps en temps une pancarte consensuelle en manif’. Cela demande d’entrer en résistance contre soi-même, contre cette volonté de puissance et de croissance qui parasite progressivement tout le reste. Quitte à parfois accepter de sacrifier ses désirs dans la bataille.

Autre possibilité : peut-être que l’on se plante royalement, et que la connerie ne s’acquiert pas au fur et à mesure des années. Peut-être que l’aigreur ou le repli sur soi qui semblent fondre sur certaines personnes dès qu’elles entrevoient l’horizon de leur propre finitude n’a rien à avoir avec l’âge, qu’elle n’a pas de rapport avec la mort qui approche et les pousse à s’accrocher à des possessions, des certitudes et des privilèges, comme une petite moule conservatrice à son rocher. Peut-être que les vieux cons l’ont en réalité toujours été. Qu’ils ont seulement maquillé pendant un temps leur individualisme, leur intolérance et leur indifférence à la marche du monde, derrière la fougue de leur jeunesse, leur couleur politique et le vernis de la sollicitude. Mais que ce vernis finit toujours par s’écailler. Ou pour citer un chanteur qui semblait bien maîtriser le sujet : que le temps ne fait finalement rien à l’affaire…

COMMENT NE PAS DEVENIR UN VIEUX CON ?

Mais si on fait preuve d’optimisme, si on considère que les trajectoires de vie ne sont pas figées et bien mouvantes, alors il existe des garde-fous à la stupidité. En voici quelques-uns qui permettront peut-être d’échapper à cette funeste destinée.

Rester curieux, en toutes circonstances. Alors bien sûr personne ne vous demande d’apprécier le comique de répétition de “Quoicoubeh” ou de connaître par coeur les morceaux de Niska, mais plutôt de conserver un esprit ouvert, d’être toujours attentif aux impulsions, aux aspirations ou aux mouvements qui traversent la société. De tenter de les comprendre, plutôt que de les rejeter en bloc.

Garder intacte sa capacité à s’émerveiller. Car face à la surenchère d’images violentes et de discours haineux, à l’exacerbation des passions tristes, il peut être tentant de laisser la peur et l’amertume l’emporter. De noircir le tableau et de verser dans le conservatisme pour se rassurer. Pourtant il existe des élans collectifs, des initiatives d’entraide, des réseaux de solidarité qui se créent face à l’austérité. Des quantités de belles choses qui méritent qu’on se batte pour elles et qui sont plus difficiles à apprécier quand on devient blasé.

Discuter régulièrement avec des plus jeunes que soi. Il y a fort à parier que la plupart des vieux cons qui se plaignent constamment de la crétinisation des nouvelles générations, qui leur reprochent d’être dépolitisées, n’ont pas beaucoup pris la peine de parler avec des jeunes dernièrement. Et pourtant, rien de mieux pour garder espoir envers le “monde d’après” que de constater avec quelle énergie certains d’entre eux se battent contre les injustices et pour préserver notre humanité. Mais pour s’en rendre compte, il faut faire l’effort de ne pas se positionner en sachant et d’avoir l’humilité de les écouter…

Conserver son sens de l’humour. Et ici il ne s’agit pas de cynisme ou d’ironie acerbe, mais plutôt d’auto-dérision, de sens du jeu et de la facétie. Savoir singer ses propres défauts et les limites de ses réflexions, accepter de rire de soi de temps en temps est peut-être le meilleur remède à l’aigreur et au passage du temps.

Exercer quotidiennement sa faculté à l’empathie. Faire preuve de compassion, savoir se projeter en dehors de soi-même et apprendre à se décentrer n’est pas inné. Cela demande même une vigilance de chaque instant. Mais on gagne davantage à nourrir sa compréhension et sa tendresse, plutôt qu’à alimenter sans cesse son animosité et son exaspération.

Ne jamais se satisfaire totalement de qui l’on est. Apprendre à se connaître, tenter, autant que possible, de garder une vision objective de ses travers, sonder régulièrement ses jugements de valeur, ses partis-pris et ses préjugés. Et surtout. SURTOUT. Ne jamais se dire qu’il est trop tard pour changer.