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Obi. Retenez bien son nom. Après avoir quitté le Nigéria en 2010, c’est en France qu’il a posé ses valises, et où il a commencé à composer ses premiers morceaux. On a discuté de musique (son seul et unique refuge), de la situation des migrants (il a lui-même été expulsé de plusieurs pays) et de ce qui lui permet de tenir le coup et de garder espoir en 2020.
Qui es-tu Obi? Si on devait te décrire en deux ou trois phrases?
Je m’appelle Obinna, mais tout le monde m’appelle Obi. Je suis né à Abakiliki, au sud est du Nigeria. En 2010, j’ai quitté mon pays dans lequel je n’avais aucun avenir, et après un long chemin, je suis arrivé en Europe. Je n’ai jamais pu avoir une vraie situation depuis, et je suis resté ce qu’on appelle un «migrant». Dans tout ça, je n’ai jamais cessé de composer ma musique, et aujourd’hui, le destin me permet de publier ma première chanson.
À qui aimerais-tu qu’on te compare ?
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J’aimerais déjà me rencontrer moi-même, et c’est un bien long chemin. Je laisse aux autres, s’ils le souhaitent, le soin de dire à qui je ressemble.
Quelles sont tes muses?
Ma musique me permet de m’extraire des épreuves quotidiennes, et de prier pour avoir la force d’endurer la suite, et garder foi en l’avenir. Alors, en un sens, on peut dire que Dieu est ma première muse. Mon long voyage depuis le Nigeria m’inspire aussi beaucoup, ainsi que tous les gens que j’ai croisés pendant ces 10 années, et aussi ceux que j’ai rencontrés au squat du collège Maurice Scève à Lyon, où je me suis installé en juillet 2019.
Côté musique, les battle hip hop dans les rues d’Abakaliki m’ont beaucoup appris, et aussi la musique que j’écoutais quand j’étais un enfant : Tupac, Fabolous, Nelly, Bob Marley, Fela Kuti… Je suis le dernier d’une famille de 6 enfants. J’ai découvert la musique très jeune avec mes quatre grands frères et ma grande soeur.
Ton parcours de vie est extrêmement inspirant. À l’ère de la pandémie et de la réduction (temporaire) de nos libertés individuelles: quels conseils donnerais-tu à celles et ceux qui se sentent dépassés par les événements? À quoi/qui devraient-ils se raccrocher?
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Je ne suis personne pour donner des conseils. Mais je peux témoigner que dans ma vie, à chaque fois que j’étais perdu et sans avenir, le destin m’a aidé à trouver un chemin. Pendant mon voyage, je me suis enfoncé dans le désert algérien pour fuir une patrouille de police. Quand j’ai voulu revenir sur mes pas, c’était trop tard, j’étais allé trop loin. Le paysage était identique à perte de vue, aucun repère ne m’indiquait la direction à suivre. J’étais comme piégé. Les trois jours qui ont suivi furent les plus longs de ma vie, sans eau ni nourriture, si chaud le jour et si froid la nuit. Je n’avais plus d’avenir, plus de route, plus rien. Le premier soir, je me suis même allongé sur un rocher pour m’endormir et mourir. Mais ce n’était pas mon moment, et quand le matin est venu, je me suis réveillé. Pour survivre, j’ai cherché la part de divin en moi, cette part inexplicable qui t’aide à te battre pour rester en vie, et qui t’en donne la force. La troisième nuit, des pirates du désert m’ont pris en chasse. J’ai dû escalader un immense rocher pour échapper aux faisceaux de leurs lampes torche. Au sommet du rocher, j’ai aperçu au loin les lueurs d’une ville : la direction pour sortir du désert. Le destin a mis ces bandits sur ma route. Du haut de mon rocher, je les ai remerciés, puis je me suis caché pour me reposer. Le lendemain, j’ai marché dans la direction de la lueur que j’avais vue la nuit. Et des heures plus tard, j’ai atteint une ville, j’étais enfin sorti du désert. Il faut vivre, ne jamais abandonner, il y a du divin en nous, et si on prend soin de lui, il prendra soin de nous.
Dans SLAVE WE, tu dis que “les Noirs prient tous les jours”. D’après toi, quel est le meilleur antidote pour vaincre le racisme? (à part la prière)
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C’est insensé qu’il faille un slogan pour dire que la vie des hommes et des femmes noirs compte. Cependant, je remercie de tout mon coeur ceux qui ont inventé le slogan Black Lives Matter, et ceux qui le reprennent. Je dis dans Slave We que les noirs prient tous les jours, cela peut paraitre comme une généralisation mais dans ma vie, j’ai toujours été entouré de personnes noires qui étaient dans des situations très compliquées, qui ne maitrisaient pas leur avenir, que la vie ne ménageait pas. D’abord ma famille et mes amis au Nigeria, qui cherchaient à vivre, survivre, dans la pauvreté et la violence. Puis lors de mon voyage jusqu’en Espagne, tous ces gens que j’ai croisés et qui, comme moi, tentaient leur chance. Le voyage est si dangereux que la prière est nécessaire pour continuer à avancer. Et en Europe, dans le camps de migrants, puis dans la rue et les squats… Peu importe notre origine ou notre religion, nous prions vers le ciel pour demander à notre dieu de nous offrir une meilleure vie. Mais aussi nous prions en nous-mêmes, vers nous-mêmes, pour nous donner de la force, nous encourager, et tenir. Le racisme je le vois, je le constate, je l’éprouve, je le subis mais au fond de moi je ne le comprends pas. Au XXIème siècle, les Droits de l’Homme existent depuis longtemps, mais il faut encore des slogans pour faire prendre conscience qu’on ne peut pas tuer des gens lors d’un contrôle de police, par exemple. Comment aurais je une solution contre ça ? Il faut continuer à prendre la parole, continuer à témoigner, continuer les slogans, les punchlines, continuer à chanter pour ouvrir les consciences. C’est sans doute simple et naïf mais cela me semble essentiel face à ce mépris pour la vie elle-même.
Que penses-tu du “Louise Michel”, le navire affrété par Banksy, au secours des migrants? Qu’as-tu envie de dire aux politiciens, toi qui es passé par là?
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Je ne connaissais pas Banksy, je vous remercie de me l’avoir fait découvrir. Il y a un lien évident entre le street art et les migrants, les clandestins, les marginaux. Avez-vous vu des images du squat du Collège Maurice Scève ? Nous vivons parmi les graffs, les tags, les peintures, les déclarations faites à la bombe. Il y a beaucoup de couleurs autour de nous, et les murs changent tout le temps.
Je ne suis pas passé par la mer, j’ai pris une autre route plus à l’ouest, celle qui mène au Maroc et puis l’Espagne. Mais bien sûr, je suis heureux que Banksy puisse aider les migrants avec un bateau. Je connais aussi SOS Méditerranée, et je sais qu’il y en a d’autres. Je les remercie tous. Nos situations, et souvent notre survie, dépendent de la bienveillance des autres. Nous sommes très seuls, et je remercie toutes les associations que j’ai croisées et qui nous aident. Par exemple « Collège Sans Frontière Maurice Scève » qui aide les habitants du squat. Ou encore le Théâtre Du Désordre des Esprits, qui a créé une pièce en intégrant des habitants du squat Maurice Scève : c’est comme ça que j’ai rencontré le musicien Cedric de la Chapelle et que ma vie a changé. Toutes ces initiatives nous offrent des chances de nous en sortir. Je remercie très fort les associations, les artistes, les individus qui nous tendent la main. Je ne sais pas ce que je peux dire aux politiciens. Ce qui est certain c’est que c’est très dur pour nous de construire quelque chose de positif dans les conditions de vie que nous avons. Heureusement, il y a des gens qui s’investissent et nous aident.
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Tu dis que la musique est le dernier territoire où tu te sentes vraiment libre. Est-ce que tu estimes qu’elle t’a sauvé la vie? De quoi est fait ce territoire qui t’est cher? Quels messages veux-tu faire passer à travers ton art?
La musique est le seul endroit où je peux être moi-même, sans contrainte. Quand je compose, quand j’écris, quand je fais du rap: dans ma tête, j’oublie mon quotidien. Je ne suis nulle part ailleurs que dans ma musique. Je peux libérer ma parole. Laisser sortir la colère, la mélancolie, mais aussi rendre visite à mon espoir, et réaliser qu’il est encore là, intact, puissant. Je parle aussi de mes compagnons, pour raconter les oubliés. Nous sommes des dominés, nous avons tout perdu, même la capacité de prendre la parole. Je prie dans ma musique, je ne vais pas à l’église, je n’ai besoin d’aucun intermédiaire. Je ne fais pas de politique, je ne fais pas de la musique dans le but de faire passer un message. Mes chansons jusque là n’existaient que pour moi, je ne les faisais écouter à personne. Elles m’aident à faire la guerre contre la vie, et tous ses détours. La musique m’encourage, me donne la force. La force d’aimer la vie malgré tout.
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Et puis il y a aussi quelque chose de léger, de spontané, de magique, quand on écrit, quand on compose, qui nous fait tout oublier, qui rend tout plus facile. Cette légèreté c’est peut-être le plus grand cadeau que la musique me fait. Le territoire dans lequel je me sens bien. Et libre.
Quels sont tes petits secrets/rituels de création?
Je n’ai pas de rituel pour composer, ni pour écrire. J’ai chanté, rappé, prié pendant de si nombreuses années dans ma tête uniquement. Depuis deux ans, j’ai un ordinateur et je peux enfin enregistrer mes mots et ma musique. Cet ordinateur est un cadeau du ciel. Je vivais dans la rue à Genève et j’ai été contrôlé par la police, ils m’ont mis en prison car je n’avais aucun papier, j’étais “illégal”. Ça a été une chance au final car en prison, on vous propose du travail rémunéré. J’ai travaillé le plus possible, et en sortant de prison j’ai pu acheter un ordinateur pour enregistrer ma musique. Depuis, je compose et j’enregistre tout le temps, pas besoin de rituel, tout vient tout seul, j’ai si longtemps espéré pouvoir enregistrer ma musique.
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Qu’est-ce que 2020 t’inspire? (personnellement et professionnellement)
2020 aurait dû être pour moi une année comme toutes celles que j’ai connues depuis que je suis en Europe. Mais cela ne l’a pas été pour moi, ni pour personne. C’est une année pleine d’épreuves mais l’espoir subsiste et parfois même se concrétise. La musique m’offre une nouvelle route, mais comme tout le monde je vis avec les grands troubles de cette année 2020, il y a tant de souffrance et d’inquiétude… 2020 est une année de contrastes, pleine de doutes mais il ne faut pas perdre de vue la lumière.
Est-ce que tu t’attendais à vivre un tel succès en France? Et bientôt au Canada? ;) Qu’est-ce que cela représente pour toi?
Je n’ai jamais fait de la musique pour faire carrière. Comment seulement aurais-je pu penser à faire carrière ? Le destin a mis Cédric de la Chapelle sur ma route. Cédric est un musicien qui habite à côté du squat Maurice Sceve. Il m’a aidé à finaliser mes chansons, il a ajouté des arrangements, quel bonheur de créer avec quelqu’un. Cédric m’a ensuite présenté Olivier Boccon-Gibod d’Horizon Musiques, et Olivier a tout de suite proposé de produire ma musique. J’ai ensuite rencontré l’équipe d’Horizon, il y a aussi Pierre qui filme, Robin et Alexis qui répètent avec Cédric et moi… Mon succès c’est d’avoir une équipe, de ne plus être seul. La musique m’a offert une nouvelle famille à Lyon. Le reste, c’est l’aventure qui continue mais d’une façon positive désormais. On verra bien…
Où est-ce que tu te vois dans 10 ans?
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Comment le savoir ! Cela fait 10 ans que j’ai quitté Abakaliki, ma ville natale, et que je suis sur la route. Alors comment savoir où je serai dans 10 ans ? 10 ans, ce n’est pas 10 jours…
Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour la prochaine décennie?
J’ai appris à entretenir des espoirs qui peuvent se réaliser dans un futur proche. Dans ma situation, viser trop loin donne le vertige. Il faut avoir des petits buts, accessibles. Le chemin se fait ainsi. Alors pour ces prochains mois, j’espère obtenir des papiers. Un statut qui me permette de rester en France sans la menace d’être expulsé. Et bien sûr, faire de la musique, rencontrer des gens, partager des bons moments avec ma nouvelle équipe. J’aimerais aussi encourager ceux qui souffrent et ceux qui leur apportent de l’aide. Aussi, j’espère réaliser un rêve : voyager sans me cacher, sans avoir peur.
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