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Nos smartphones sont-ils en train de nous rendre control freak ?
Comme pas mal de gens, j’aspire à un mode de vie sain. Les 5 fruits et légumes, les 30 minutes d’activité physique et les 3 brossages de dents quotidiens recommandés n’ont jamais quitté mon esprit depuis l’école primaire, douce époque où on nous martelait les “bonnes” habitudes à choper pour devenir un être athlétique et hygiénique. Mais désormais, je n’attends plus que les pubs à la télé me dictent mon alimentation ou que mes parents me disent d’aller au lit pour passer une bonne nuit.
En grandissant mon iPhone a pris le relai, et il est intransigeant. Il compte mes kilomètres foulés, le temps passé sur mes applis, les jours écoulés entre deux cycles menstruels, mes heures de sommeil… Autant de fenêtres pour suivre, analyser et modifier mes propres comportements, tout en jonglant entre autosatisfaction et culpabilité. Je suis loin d’être la seule à soumettre certaines de mes habitudes comportementales aux algorithmes : selon une étude de la plateforme Airship en 2023, 8 Français·ses sur 10 utilisent quotidiennement les applis de santé et 24% des Français·es tentent de développer une relation plus saine aux technologies à travers leur téléphone, comme en s’imposant des limitations de temps d’écran. Pour le meilleur, vraiment ?
Mesurer pour mieux doser
“Je vais voir mon compteur de pas une ou deux fois par jour, puis une dernière fois avant de dormir”, entame Lola, 30 ans. “C’est un peu bête parce qu’au fond, je sais très bien si j’ai marché ou non, donc j’ai jamais de surprise. Au départ je voulais perdre du poids, mais maintenant c’est uniquement dans une optique de bonne santé et de gestion du stress”. Depuis qu’elle a rempli son objectif de perdre quelques kilos, la Parisienne a gardé l’habitude d’ouvrir son podomètre, sans se mettre trop de pression : “Mon objectif c’est minimum 10 000 pas, parce que c’est les recommandations qui nous ont été transmises, même si je sais que c’est un peu du bullshit. Si je fais mes 10 000 pas, je me dis : “C’est cool, t’as coché ça, mais si je ne les fais pas c’est pas grave. Il y a des jours où je ne peux pas”.
Utilisée pour la première fois par l’entreprise japonaise Yamasa Corporation en 1964 pour la publicité d’un podomètre, la recommandation des 10 000 pas quotidiens n’a effectivement aucune base scientifique. Decathlon affirme qu’il s’agit d’un chiffre de l’Organisation mondiale de la santé, mais l’OMS préconise en réalité “au moins 150 à 300 minutes par semaine à une activité d’endurance d’intensité modérée” ou de “pratiquer au moins 75 à 150 minutes d’activité d’endurance d’intensité soutenue”. Selon une étude américaine menée en 2019, dépasser les 7 500 pas quotidiens n’apporterait plus de bénéfices en termes de réduction de la mortalité. Même si, évidemment, bouger son corps ne nous précipitera pas dans la tombe.
De la recommandation à l’injonction
Le truc de Christelle, 28 ans, c’est plutôt l’appli Temps d’écran, qu’elle checke plusieurs fois par jour. “Pendant ma grossesse, je me suis rendue compte que je passais mes journées sur mon téléphone. J’ai activé le temps d’écran par curiosité, et ma moyenne quotidienne était juste énorme. J’ai mis en place une limite de 2h de réseaux sociaux par jour pour me forcer à me calmer et je continue de regarder tous les jours mes statistiques”. Christelle a diminué le temps passé sur les réseaux, mais a gardé l’habitude de se fixer son propre contrôle parental. Depuis deux ans, elle veille aussi à la qualité de ses nuits selon ce que lui annonce son téléphone : “J’essaie toujours de contrôler combien d’heures de sommeil je peux avoir. Si le chiffre prévu est correct, ça me permet de moins stresser pour le lendemain”. Et à l’inverse, d’angoisser si les heures annoncées ne semblent pas suffisantes.
En offrant la possibilité de cadrer nos propres comportements numériques ou physiques, les applis peuvent apporter la satisfaction de voir une évolution positive. Un peu comme on rapporterait fièrement une bonne note à la maison. Elles peuvent devenir problématiques quand les “bons” comportements – bien que souvent un peu trop généralistes ou aléatoires – se transforment en injonction et génèrent de la frustration ou de la culpabilité quand ils ne sont pas atteints. Voir ses habitudes traduites en statistiques peut donner l’illusion d’avoir le contrôle alors que nos actions s’inscrivent dans un contexte et ne sont pas uniquement motivées par la volonté individuelle. Autrement dit : l’idéal projeté est parfois simplement inatteignable.
C’est comme ça qu’on peut exploser son temps d’écran pendant un long voyage en train, marcher seulement 1 km lors d’une grosse journée de taff, passer une nuit d’insomnie… Et le vivre comme un échec personnel. Camille a justement attendu d’être loin des contraintes du quotidien, sous le soleil écrasant de Rome, pour faire ses meilleures performances. “Je fais d’autant plus gaffe à mes kilomètres depuis qu’il y a la fonction Forme sur l’iPhone. Quand j’étais seule en voyage à Rome, je prenais pas les transports parce que j’étais matrixée par l’idée de faire le plus de kilomètres possible. Le premier jour j’en ai fait 18, puis j’ai voulu faire encore plus le lendemain alors j’ai fait 22, et 25 le surlendemain. C’est comme ça que j’ai fait 65 kilomètres en 3 jours”. Une chance que l’obsession pour le podomètre soit compatible avec celle pour la burrata.