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Noirs en France : entre révolution et stagnation
« Quand êtes-vous devenu.e noir.e ? » Telle est la question qui interpelle le téléspectateur dès les premières minutes de Noirs en France, nouveau documentaire France 2 sur la place des Français noirs au sein de l’Hexagone. Réalisé par l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou et la journaliste française Aurélia Perreau, il a récolté un buzz instantané sur les réseaux sociaux où les avis demeurent jusqu’à présent mitigés.
Mais revenons-en tout d’abord à cette fameuse question d’ouverture, car je me suis surprise à y réfléchir. Quand suis-je devenue noire ? Est-ce même possible de devenir noire ? Aux premiers abords, la formulation en elle-même me semblait antithétique. Avais-je raté la loterie annuelle des couleurs ?
Mon lourd passé de dealeuse
Et puis je me suis souvenue de cette fin d’après-midi extrêmement paisible où je traînais au parc avec quelques amis, juste à côté de mon ancien lycée. Il faisait beau, il faisait chaud et, tout naturellement, la police a débarqué de nulle part pour nous contrôler. Tout naturellement, la fouille a duré plus longtemps que prévu une fois l’agent arrivé à mon niveau. Devant tout le monde, il m’a forcée à vider l’intégralité de mes affaires pour être bien certain qu’un laboratoire de crystal meth ne se tramait pas dans le fond de mon tote bag.
Pour beaucoup, nous sommes devenus noir.e.s comme Ève a appris sa nudité dans la Genèse, trois crocs de pomme plus tard.
L’épisode m’a laissée déstabilisée, humiliée, mais, surtout, extrêmement confuse. Pourquoi moi, ne cessais-je de demander sur le chemin du retour. « Parce que tu es noire », m’a répondu un garçon du groupe d’un ton détaché, comme si ma question relevait du gaspillage de salive. Et c’est bête à dire, mais l’entendre de la bouche de quelqu’un d’autre a été un vrai moment d’épiphanie.
Oui, je suis noire. Et je suis noire en France. Comment avais-je pu momentanément l’oublier ?
Le pouvoir d’une définition
Pour beaucoup, nous sommes devenus noir.e.s comme Ève a appris sa nudité dans la Genèse, trois crocs de pomme plus tard. L’état était préexistant mais dormant jusqu’à ce qu’un élément extérieur nous le renvoie à la figure. Car en réalité, « devenir » ne signifie pas ici « commencer à être ». Si on naît noir.e, on est noir.e — point. Tout se joue par contre au niveau de la définition fluctuante qui est apposée à ce mot.
Il y a une autre définition plus militante, vidée de la honte et des quolibets habituels pour n’être porteuse que d’un message de force et de fierté presque défiante.
Il y a la définition imposée par autrui et ses regards, ses rejets. Celle-la constitue une violence le plus souvent intériorisée depuis la cour d’école — pensez aux jeux de mots alimentaires et aux comparaisons animales douteuses qui s’entendent déjà entre maternelles.
Il y a une autre définition plus militante, vidée de la honte et des quolibets habituels pour n’être plus que porteuse d’un message de force et de fierté défiante. C’est ici l’essence du courant littéraire de la négritude mené par de grands hommes de lettres tels que Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor.
Il y a aussi la définition de ceux qui sont nés ou ont émigré en France et qui, depuis, ne demandent qu’à paisiblement exister sans que leur existence n’en devienne pour autant un acte politique — bien que tout, sur cette Terre, soit fatalement politique. De cette dernière génération sont issus nombre des profils réconfortants de Noirs en France.
Un écho lointain
J’emploie « réconfortant » car, pour moi, ce documentaire était plus un retour à la maison qu’un pas nouveau vers l’extérieur. Comme pour beaucoup — car nous vivons tous les mêmes traumas dans des corps mélaninés différents — les réalités exposées par les intervenants ont résonné en moi à la manière d’un souvenir enfoui rejaillissant par flashs.
Être noir.e en France, c’est vite comprendre sa place et développer des hacks et réflexes permettant de naviguer attendus et stéréotypes pour atteindre ses objectifs.
Le sentiment d’imposture après une réussite pourtant méritée dont parle Jean-Pascal Zadi ? Check. L’humiliation publique et banalisée contée par Ibrahima Bouillaud ? Double check. Demander à son ami.e blanc.h.e d’effectuer pour nous certaines démarches administratives afin de ne pas essuyer de refus ? Ah, par où même commencer.
Être noir.e en France, c’est vite comprendre sa place et développer des hacks et réflexes permettant de naviguer attendus et stéréotypes pour atteindre ses objectifs coûte que coûte. C’est être un.e gymnaste habitué.e des obstacles — et s’il n’y en a pas… c’en devient même… très étrange. Être noir.e sur ce beau territoire, c’est aussi s’amuser des débats trimestriels paniqués sur l’existence d’un racisme en France.
Surprise ! Non seulement il existe mais il paie ses impôts et dépose régulièrement ses habits au pressing. Pour ceux qui le vivent au quotidien, la réponse est évidente. Noirs en France ne vient pas débusquer un phénomène inédit mais plutôt dépoussiérer un problème de longue date avec des témoignages poignants et concrets.
Mettre un mot sur une indignation
Il convient donc de se questionner sur le public cible de ce documentaire. S’adresse-t-il aux personnes noires ? S’adresse-t-il aux personnes blanches et/ou non-noires ? Car, selon la réponse, la visée de Noirs en France change.
Il n’y a rien de plus frustrant que d’expliquer pourquoi une micro-agression est une micro-agression lorsqu’on est la seule personne à y être sujette.
Un exemple pour l’illustrer : lors d’un court (et beau) séjour en Roumanie, j’ai subi un contrôle au faciès à l’aéroport. Malgré le fait que mon voisin possède l’exact même passeport français que moi, il a fallu que le douanier observe le mien une minute entière de plus, bloquant toute la file pour me scruter avec suspicion, comme si mon visage était fiché dans vingt-six pays différents. Le reprendre à l’ordre à ce sujet (car hors de question de rester muette) a suffisamment surpris son équipe pour que son collègue attrape le passeport de mon voisin et fasse semblant de l’inspecter à nouveau.
Parce qu’apparemment, je suis bête. Bref.
Durant tout le trajet du retour, je bouillonnais de l’intérieur sans pouvoir mettre de mots exacts sur ma colère. Le fait est que je savais exactement de quelle manière mon ressenti serait perçu et relativisé si je m’aventurais à le vocaliser : ce n’est qu’une erreur, ce n’est pas si grave, ça arriverait à quelqu’un d’autre, passe à autre chose. Il n’y a rien de plus frustrant que d’expliquer pourquoi une micro-agression est une micro-agression lorsqu’on est la seule personne à y être sujette.
Pour le crédit de Noirs en France, le postulat de départ du documentaire semblait plus relever de la mise en lumière que du plan d’action concret.
En ce sens, pour une personne caucasienne ou juste non-noire, Noirs en France est un bon outil d’éducation à une réalité viscérale et habituellement indescriptible à une personne extérieure. Et pour une personne noire qui connaîtrait déjà tout de ces situations, ce documentaire ne permettrait que d’unir sa propre expérience à des milliers d’autres pour ainsi ne plus se sentir seule.
Et ensuite ?
Après le constat général… les solutions ? Ici, il n’y en a malheureusement pas eu.
Pour le crédit de Noirs en France, le postulat de départ du documentaire semblait plus relever de la mise en lumière que du plan d’action concret. On pointe du doigt la porte, la rendant visible pour celles et ceux qui ne l’auraient pas encore vue, mais on n’insère pas de clé dans la serrure. Hélas, lorsqu’on a passé une vie entière à la contempler, cette porte, on ne peut que finir le documentaire en restant sur sa faim.
Comprenons plutôt d’où vient ce malaise social général qui pousse à préférer une ablation radicale d’identité à une identification claire des sources de ce mal systémique.
Mais peut-être ai-je volontairement mis des oeillères car, à y repenser, certaines solutions sont esquissées en fin de documentaire. Des solutions avec lesquelles mon âme n’est pas vraiment en accord — et que mon pied a doucement poussé sous le lit.
Il me semblait, par exemple, que Noirs en France s’en allait par moment vers le fameux sentier du « il ne faut pas voir la couleur » sur lequel mon propre GPS refuse souvent de s’aventurer. Non, il faut voir la couleur. Une couleur est une identité. Elle contient une ADN ancestrale, culturelle, sociale, politique. L’effacer, c’est s’amputer de son essence.
On ne peut donc pas régler un problème en condamnant l’ombre au lieu de l’objet réel qui l’incarne. Comprenons plutôt d’où vient ce malaise social général qui pousse à préférer une ablation radicale d’identité à une identification claire des sources de ce mal systémique. Et cette enquête ne pourra être menée en ôtant la couleur de l’équation.
Noirs en France a en tout cas compris l’importance de cette parole qui a besoin d’être entendue avant d’être débattue.
Oh, et dernier point — oui, à ce stade, ce n’est plus un article mais une prise d’otage. Pourquoi a-t-on toujours le « victimisation » facile lorsqu’une personne noire prend la parole ? Lorsqu’elle se plaint de son présent et même d’un passé qu’elle n’a pas connu mais dont elle expérimente encore et toujours les séquelles ? Cette interrogation m’est beaucoup plus venue en observant les commentaires générés par le documentaire sur les réseaux sociaux plutôt qu’en visionnant celui-ci, à vrai dire. Elle se mêle aussi à un agacement récurrent qui m’anime dès lors qu’on qualifie la moindre prise de parole noire de discours de pitié. Finalement, quand a-t-on le droit de parler ?
Noirs en France a en tout cas compris l’importance de cette parole qui a au moins besoin d’être entendue avant d’être débattue. Une parole qu’on ne nous donne pas souvent, bien que nous ayons construit la France d’hier et que nous représentions bel et bien celle de demain. Une parole qui nous permet d’exister individuellement comme en nombre malgré nos parcours différents. Et pour cela, je lui en suis reconnaissante.