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Nicki Minaj VS Megan Thee Stallion : ces clashs qui font vivre le rap
À en croire Internet, la rappeuse américaine Nicki Minaj serait décédée le 29 janvier dernier. Les raisons ? Son autopsie virtuelle n’en révèlerait qu’une seule : la chanson Hiss de Megan Thee Stallion, dans laquelle cet autre grand nom féminin du hip-hop règle ses comptes avec un flow extrêmement millimétré.
La pique qu’elle réserve à Nicki Minaj est très courte, mais non moins foudroyante : « ces [filles] ne sont pas énervées contre Megan, ces [filles] sont énervées contre Megan’s Law » (« These hoes don’t be mad at Megan, these hoes mad at Megan’s Law »). Cette phrase fait référence à la loi Megan par laquelle le registre des prédateurs sexuels est rendu public aux États-Unis.
Rajoutez maintenant le fait que le mari et le frère de Nicki Minaj soient tous deux inscrits sur ce registre – l’un pour tentative de viol et l’autre pour pédophilie – et vous comprendrez que même sans être nommée, la rappeuse a compris que ces mots la visaient.
Elle ne laissera d’ailleurs pas passer plus de 72 heures avant de répondre par son propre diss track (ou « morceau d’insulte ») nommé Big Foot à la qualité… discutable, ma foi. Mais remercions ces deux artistes qui ont donné aux fans de hip-hop ce qu’ils attendent avec une grande fébrilité : un vrai beef, enfin!
Après tout, cette joute de mots souvent brutale est indispensable à la pratique du rap, comme l’explique DJ ASMA, animateur et chroniqueur pour l’émission de radio Ghetto Érudit.
« le rap reste un sport de compétition. sans animosité, on perdrait l’essence du divertissement qu’on veut regarder. »
C’est donc dans l’ADN du rap de se rentrer dedans pour savoir de quoi exactement est fait son adversaire… et d’en déduire un vainqueur.
L’art de la guerre
« I fucked yo’ bitch, you fat motherfucker », déclamait le défunt rappeur Tupac dans Hit Em Up, un diss track légendaire à qui la culture du beef dans le rap doit absolument tout.
Aucune ambiguïté possible quant au destinataire de ces mots doux : il s’agit bel et bien de Notorious B.I.G, rappeur en chef de la côte est états-unienne, qui sera par ailleurs nommé à de multiples reprises dans le titre.
« Avant, les beefs étaient toujours très subtils et codés, relate DJ ASMA. Mais ce que Tupac a dit sur ce titre, c’était innovateur. Pour l’époque, c’était vraiment viral. »
La marque indélébile laissée par ce morceau nous informe sur ce qui sépare le beef propre à la culture hip-hop d’une simple querelle entre deux artistes par médias sociaux interposés : le format musical. S’il n’y a pas de musique, il n’y a pas véritablement de clash.
« Si on a un diss track qui est fait directement envers la personne, ça devient un beef officiel, canonisé, qu’on pourrait presque mettre dans un livre d’Histoire », estime DJ ASMA.
Le rappeur Drake est d’ailleurs à remercier pour la majorité des clashs d’anthologie de cette dernière décennie, que ce soit volontairement ou contre son gré.
Grâce à cela, on sait désormais qu’une victoire dans le rap ne s’obtient jamais sans une bonne catchphrase courte et percutante que tous les auditeurs retiendront instantanément. C’est notamment ce qui fait le génie de la réplique « Megan’s Law » dans Hiss.
En 2015, Drake nous en sert une de son cru lors d’un affrontement musical avec le rappeur Meek Mill, alors que celui-ci est en tournée avec Nicki Minaj. Drake utilise alors cette information pour déclarer dans sa chanson Back To Back : « Est-ce que c’est une tournée mondiale ou bien la tournée de ta copine ? » (« Is that a world tour or your girl’s tour? »).
Boum ! La phrase devient virale et la couronne lui est remise d’emblée par le public.
« Drake a complètement éteint Meek Mill, se souvient DJ ASMA. Après ça, plus personne dans l’industrie n’osait le toucher. »
Jusqu’en 2018, lorsqu’un nouveau conflit fait irruption. Cette fois-ci, Drake se retrouve opposé au rappeur Pusha T, qui lui répond par la chanson The story of Adidon, dévoilant dans la foulée l’autre ingrédient essentiel d’un bon beef : le sens de spectacle.
Le public veut être diverti ! Surpris ! Conquis ! Et Pusha T n’a déçu personne en révélant au monde entier une information jusqu’alors précieusement cachée : Drake aurait un enfant illégitime.
« Adonis est ton fils et il mérite mieux qu’une tournée de presse Adidas » (« Adonis is your son and he deserves more than an Adidas press run »). Quand la phrase est lancée dans l’espace public, nul ne peut résister à l’onde de choc.
La victoire de Pusha T contre Drake devient aussi irrévocable que celle de David contre Goliath.
« C’est sûr qu’on n’aime jamais voir des enfants être ramenés dans ces querelles, mais c’était un beef vraiment légendaire. C’est comme quand une équipe qui n’était pas censée gagner remporte la coupe du monde! », s’exclame DJ ASMA.
Depuis ce séisme, nous savons que de simples mots rappés peuvent avoir des répercussions dépassant la porte du studio d’enregistrement, surtout si l’adversaire joue bien ses cartes. Ce qui est le cas ici : en effet, en donnant à son diss track le titre The Story of Adidon, Pusha T a pris le nom d’une collaboration entre Drake et Adidas qui s’apprêtait tout juste à voir le jour.
« Maintenant, ce nom sera associé à ce beef et au monstrueux diss track de Pusha. Pusha a, en effet, ruiné la collaboration de Drake avant même sa sortie », résumait sur X le journaliste musical américain Touré.
Mais cela fait partie du jeu, si on en connaît les règles : se bousculer, qu’importe la bassesse des coups, pour atteindre le trône. Que ce soit dans les battles de rap organisés sur des coins de rue et dans lesquels nombreux ont aiguisé leur répartie comme dans les diss tracks cumulant des millions d’écoutes sur Spotify comme Hiss, l’esprit de compétition restera toujours le même.
« Comme disait le Roi Heenok : “Si tu penses pas que t’es le meilleur, rappe pas !” », cite en riant Félix Duchesne, fondateur de l’émission de radio La Crème du rap.
À la rime, à la mort
Hélas, le dénouement du beef entre Tupac et Notorious B.I.G. nous l’a appris : ce qui se voulait un simple spectacle peut rapidement dégénérer. À une année d’écart, entre 1996 et 1997, les deux rappeurs représentant les côtes est et ouest des États-Unis se font abattre.
Et à en constater les fusillades ayant coûté la vie de rappeurs comme King Von en 2020 ou Takeoff du groupe Migos en 2022 avant même qu’ils n’atteignent 30 ans, peu de choses ont changé depuis.
« La violence, ça n’intéresse personne et c’est moins mémorable que l’écrit », estime l’animateur de Ghetto Érudit.
Il considère ces meurtres comme aussi tragiques que contre-productifs. « C’est bien plus intéressant de parler de chansons que de morts. »
Et même quand cette violence ne se solde pas en meurtre, elle reste un cheveu sur la soupe, court-circuitant la plupart des clashs récents. Comme celui opposant les rappeurs français Booba et Kaaris, par exemple, qui, après s’être attaqués maintes fois par titres interposés, ont fini par en venir aux poings dans la zone duty free de l’aéroport d’Orly..
Et à l’ère des réseaux sociaux, Internet n’est pas épargné; les retombées du clash entre Megan Thee Stallion et Nicki Minaj nous l’enseignent. Nombre des personnes ayant publiquement volé à la défense de Megan Thee Stallion se sont vues harcelées ou « doxxées », une pratique consistant à divulguer au grand public des données personnelles à des fins malveillantes.
Mais si la nature même du beef est d’offrir un ring musical, cathartique et à armes égales pour tout artiste de la scène hip-hop, la violence physique ne vient-elle pas tout contredire?
C’est à cette conclusion qu’en vient le rappeur québécois B-Ice dans une entrevue donnée chez Vice, où il revient sur l’apogée de la rivalité entre la scène rap de Limoilou et de la Rive-Sud de Québec.
« Officiellement, y a jamais vraiment eu de diss track, et c’est peut-être ça, le problème. Ça montrait que ça allait se régler dans la rue. C’en était ridicule. […] Ça sortait carrément de la musique », réalise-t-il.
Car avec le concept de beef vient, paradoxalement, une notion de considération mutuelle. Selon Félix Duchesne, ce processus, aussi querelleur soit-il, est surtout une invitation envoyée à un collègue que l’on considère suffisamment de taille pour nous affronter.
« Accepter de rentrer en beef, c’est donner du respect à son adversaire et dire qu’il mérite notre attention. C’est un échange de visibilité », déclare Félix Duchesne.
Si Megan Thee Stallion n’avait donc pas été une pointure, sans mauvais jeu de mots, peut-être Nicki Minaj n’aurait-elle jamais jugé nécessaire de lui répondre – ou même d’ouvrir subtilement les hostilités en 2022. Même si l’affection entre les deux doit culminer à des degrés négatifs, il reste que la simple existence de ce beef prouve qu’elles se regardent droit dans les yeux, d’artiste à artiste.
« C’est le niveau parfait d’animosité qu’on veut voir », se réjouit DJ ASMA.