.jpg)
Mort de Frédéric Leclerc-Imhoff : « Des journalistes paient le prix de la vie pour défendre nos démocraties »
Début mars, notre collaboratrice Clotilde Bigot, s’apprête à partir sur le terrain pour couvrir la guerre en Ukraine. À la rédaction, on n’en mène pas large, surtout quand notre boss nous apprend que, pour la première fois, on a investi dans un gilet par-balles et un casque (fournitures qu’on a d’ailleurs eu du mal à trouver, faute de stock en plein Paris). « Un gilet par-balles et un casque. Au cas où ». Au fond de moi, je ne peux m’empêcher de trouver ça “léger” au regard de la violence de la guerre qui se trame sous nos yeux, en live sur nos écrans. Ce n’est pas un casque ni un gilet par balles qui vont protéger Clotilde d’un obus ou d’un éventuel tir de mortier. Dans ces moments-là, il faut compter sur sa bonne étoile.
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, au moins 8 journalistes sont morts en couvrant le conflit, selon le décompte de Reporters sans frontières. Depuis ce lundi 30 mai 2022, notre confrère Frédéric Leclerc-Imhoff en fait, hélas, partie. Le journaliste français de 32 ans qui travaillait pour la rédaction de BFM TV est mort là-bas. Comment ? « Sur la route de Lyssychantsk, un obus de mortier tombe près du camion, un éclat traverse le pare-brise blindé et tue le journaliste. » Il était à bord d’un camion blindé où il était inscrit “Humanitarian Aid”, ce qui n’a pas empêché les forces russes de cibler le convoi. Il portait un casque, un gilet pare-balles et possédait une trousse de premiers secours. Il avait aussi suivi une formation pour couvrir les zones de conflit. Tout cela n’aura pas suffi.
Son décès et celui de ses consoeurs/confrères relance la question de la protection des journalistes en terrain de guerre, et ailleurs. On en a discuté avec Jeanne Cavelier, journaliste, responsable du bureau Europe de l’est et Asie centrale de Reporters sans frontières (RSF).
« Ce drame rappelle une fois de plus que des journalistes paient le prix de la vie pour défendre ce qui est vital pour nos démocraties, pour les libertés, pour la paix »
« Il est essentiel que des journalistes se rendent sur le terrain en Ukraine, pour nous transmettre une information libre, juste, indispensable à notre liberté de savoir et de comprendre. Ce drame rappelle une fois de plus que des journalistes paient le prix de la vie pour défendre ce qui est vital pour nos démocraties, pour les libertés, pour la paix », explique Jeanne Cavelier. Interrogée sur la pénurie de fourniture, la journaliste confirme qu’il y a bien eu une pénurie en début de conflit face à la demande. « Nous avons d’ailleurs été la première organisation à en acheminer pour les journalistes en Ukraine, deux semaines après l’invasion. Mettre en place une chaîne logistique pérenne a été un grand défi », se souvient-elle.
« RSF travaille justement à ce que les reporters puissent travailler dans les meilleures conditions possibles en termes de sécurité. Nous avons ouvert, deux semaines après le début de l’invasion, un centre de la liberté de la presse à Lviv (je m’y suis rendue avec le secrétaire général Christophe Deloire à cette occasion), puis un deuxième à Kyiv récemment, avec notre partenaire local, l’IMI (Institute of Mass Information) : nous fournissons sur place aux journalistes locaux (en priorité) et étrangers des gilets pare-balles (+ de 440 déjà), des casques, des kits de premier secours, des batteries à énergie solaire, nous proposons des formations de premier secours, à la sécurité, et un soutien psychologique », rapporte Jeanne Cavelier avant de rappeler que beaucoup de rédactions proposent aussi des formations de sécurité physique avant d’envoyer leurs reporters sur des terrains de guerre.
« nous avons relevé et rapporté à la CPI 50 événements assimilables à des crimes de guerre, concernant 120 journalistes en 3 mois. (…) Le bilan de la Syrie sur dix ans serait atteint en Ukraine en moins de deux ans. »
« Cependant, le risque zéro n’existe pas, en particulier sur la ligne de front. Ce risque est inhérent au métier de reporter de guerre. Mais il peut être minimisé par ce type de formations, le port d’équipements de sécurité et l’accompagnement par un fixeur expérimenté ou une connaissance aiguë du terrain, des positions militaires des forces en présence. Malheureusement, les règles de la guerre, ou droit international humanitaire, ne sont pas toujours respectées. C’est particulièrement le cas pour cette invasion de l’Ukraine par la Russie », constate la spécialiste selon qui, « tout laisse penser que le Kremlin assume parfaitement de cibler les journalistes ». Et à salir leur image.
Après l’annonce de la mort de Frédéric Leclerc-Imhoff, l’agence de presse officielle russe Tass n’a pas hésité à qualifier le journaliste français de « mercenaire engagé dans la livraison d’armes aux forces armées » ukrainiennes. Une accusation fausse et sans aucun fondement qui démontre, une fois de plus, le poids de la propagande russe. « Je suis la maman du jeune journaliste que vous avez tué hier. Votre communiqué me donne la nausée. Bien sûr, vous cherchez lâchement à vous dédouaner, mais sachez que jamais vous ne réussirez à salir sa mémoire », a écrit la mère de Frédéric Leclerc-Imhoff dans un message publié par BFM TV.
« En 2021, 3 journalistes tués sur 5 l’ont été dans des pays qui ne sont officiellement pas en guerre »
« Nous avons relevé et rapporté à la CPI 50 événements assimilables à des crimes de guerre, concernant 120 journalistes en 3 mois. A ce rythme, ce seraient 480 journalistes en 12 mois. Le bilan de la Syrie sur dix ans serait atteint en Ukraine en moins de deux ans. Nous avons déjà déposé 5 plaintes auprès de la Cour pénale internationale (CPI) et de la procureure générale d’Ukraine », lance Jeanne Cavelier de RSF qui rappelle qu’en 2021, 3 journalistes tués sur 5 l’ont été dans des pays qui ne sont officiellement pas en guerre, en premier lieu le Mexique pour la 3e année consécutive (avec 7 journalistes assassinés dans le pays en 2021). « Le bilan sera sans doute différent pour cette année, avec ce nouveau conflit en Ukraine. Pour le moment, le Mexique et l’Ukraine sont tristement ex-aequo en nombre de journalistes tués depuis le début de l’année. »
Dès lundi, le parquet national antiterroriste français a annoncé l’ouverture d’une enquête pour crime de guerre afin de faire la lumière sur la mort de Frédéric Leclerc-Imhoff en Ukraine. C’est une course contre la montre qui est lancée. « Il s’agira surtout d’être rapide et efficace. Il faut faire l’enquête immédiatement car cette zone où Frédéric a été tué sera peut-être russe d’ici trois jours », a souligné Patrick Sauce à BFM TV. Car plus le temps passe, moins les preuves restent. Cela n’est pas sans rappeler le meurtre d’une consoeur et ancienne camarade d’IUT, Camille Lepage. La photographe de presse de 26 ans avait été tuée par balle dans une embuscade, en 2014, alors qu’elle était en reportage avec une milice pour couvrir le pillage d’un village. Depuis l’enquête est à l’arrêt. Espérons que ce ne soit pas le cas pour Frédéric Leclerc-Imhoff.
****
Impossible de passer sous silence ce vibrant hommage à Frédéric que son compagnon, Sam, lui a rendu sur Instagram :