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Mon père et moi, on lutte contre son sida

En partenariat avec la ZEP (Zone d’Expression Prioritaire).

Par
La ZEP
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Mon papa… juste taper ces quelques lettres me fait frémir. J’entends sa respiration si calme au crépuscule de sa vie, je devine son visage abîmé sous les couvertures. J’aime être près de lui lorsque j’écris, lorsque je lis… j’aime être avec lui tout court. Il pleut à présent. La pluie martèle les carreaux mais il continue de dormir paisiblement. Il va tant me manquer, je l’aime si fort. Je repense souvent à cette après-midi pluvieuse de décembre 2018 où ma mère est venue me trouver et m’a murmuré : « Papa a quelque chose à te dire. »

Depuis mon enfance, mon père a toujours été mon héros, mon guide, mon confident, mon tout… Il était assis dans le salon, frémissant, regardant le jardin. Après m’être assise tout près de lui, j’ai senti que quelque chose était différent et je savais bien que plus rien ne serait pareil. Il n’a pas osé me regarder et m’a juste balbutié quelques mots qui ont changé ma vie à jamais : « Je suis très malade… je suis désolé… »

Mon monde s’est effondré. J’avais dans mes bras son corps tremblant, sur mon épaule sa tête, et les larmes brûlantes qui perlaient sur ses joues. Tout s’est connecté dans mon esprit. Sa soudaine fatigue, ces longues journées passées dans sa chambre fermée à clef ; et ces moments d’absence où il était chez mon oncle, il était sans doute à l’hôpital. Je me suis contentée de lui dire doucement : « Ça va aller… Tu n’es pas seul, je suis là. »

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J’ai reconnu l’écriture fine et penchée de mon père : « À donner en cas de difficultés »

Des larmes coulèrent sur mon visage. J’avais peur, peur de le perdre et peur de me retrouver seule. Malgré tout, je ne savais pas de quel mal il souffrait. Ma mère lui a demandé s’il voulait qu’elle me le dise, il a hoché la tête et a demandé qu’on le laisse seul. Il souffrait déjà. Elle m’a tendu une lettre où j’ai reconnu l’écriture fine et penchée de mon père. Il était inscrit sur le dos : « À donner en cas de difficultés ».

Elle était datée du 31 mai de l’année précédente. Dans cette lettre, que je relis souvent pour sa beauté et la triste nouvelle annoncée, il avait écrit que, depuis quelques temps, son médecin lui avait diagnostiqué une pneumonie due au VIH qu’il avait en lui depuis de nombreuses années, et que son VIH était devenu le sida. Il s’excusait de ce qu’il allait nous faire vivre, du peu de temps qu’il pourrait passer avec moi mais que, malgré cela, il espérait que je le considérerai toujours comme mon père. Il m’aimait plus que tout et s’excusait encore une fois.

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Ma mère m’a pris contre elle alors que j’essuyais les larmes sur mon visage et m’a dit : « On ne voulait pas que tu le saches tout de suite, ça fait presque trois ans qu’il est infecté mais il ne voulait pas que ça te pénalise au quotidien. Ça va être dur mais je suis là, il est là pour toi et tu es là pour lui. Il t’aime beaucoup, ton Papa. Il va avoir besoin de notre aide et de la tienne particulièrement… tu comprends ? »

Du haut de mes 17 ans, je commençais déjà à devenir le parent de mon père

Je hochais la tête de haut en bas et de bas en haut. Du haut de mes 17 ans, je commençais déjà à devenir le parent de mon père. Tout s’est très vite enchaîné. Il s’effondrait en larmes le soir en rentrant du travail, souvent de fatigue, souvent de colère, devant le regard de compassion que certains de ses élèves lui portaient lorsqu’il tombait et qu’il ne pouvait plus se relever. Il pleurait de ce virus qui détruisait son système immunitaire depuis des années, il pleurait de la vie. En avril, il a arrêté de travailler… Il faiblissait de jour en jour, ne parvenant même plus à se tenir debout.

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Moi, je continuais d’aller étudier. Tout le monde savait que mon père était malade, tous mes professeurs, tous mes amis. J’étais fatiguée. Fatiguée de veiller mon père la nuit, de l’habiller, le doucher et le forcer à toucher à son assiette. Je voyais l’aiguille montant de moins en moins haut sur la balance. Un, deux, trois, puis bientôt dix kilos en l’espace de deux mois. J’avais l’impression qu’il m’échappait. Je ne passais plus une seconde sans penser à lui, sans me demander ce qu’il faisait, comment il allait. L’heure du déjeuner devenait une délivrance mais aussi une hantise.

À chaque fois que j’entendais le téléphone sonner, que je voyais le proviseur entrer dans la classe ou que je franchissais la porte de la maison, je me mettais à trembler. Mon papa était-il encore vivant ? Était-il mourant ?

Une cassure de plus dans mon petit monde

Puis ce jour fatidique est arrivé, c’était en juin 2019. Avant le déjeuner, j’ai entrevu un camion de pompiers filer à toute vitesse sous le soleil de midi. J’ai paniqué et trouvé sur la table une petite lettre de ma mère. « Papa a fait une crise d’épilepsie et s’est blessé. On l’emmène à l’hôpital. Le lycée est prévenu, n’y retourne pas cet après-midi et rejoins nous directement. Ne t’inquiète pas, tout va bien. »

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J’avais peur. En entrant dans la chambre blanche, je ne l’ai pas reconnu. Entouré de fils et de câbles branchés à toutes sortes de machines et de ce constant bruit évoquant celui d’une bombe. Personne ne me vit entrer, le lit était entouré de médecins et d’infirmiers. Je me sentais si petite, si fragile pour affronter cela. Une cassure de plus dans mon petit monde.

On sentait la lassitude dans son regard, celle d’être malade

Je ne me souviens pas de grand-chose. Je sais juste que mon père m’a tendu la main et que je lui ai tendu la mienne dans l’optique de le rassurer. Il est resté à l’hôpital pendant un mois et chaque jour il maigrissait un peu plus, il faiblissait un peu plus, ne devenant même plus capable de manger tout seul. On sentait la lassitude dans son regard, celle d’être malade.

Il m’a écrit de très beaux poèmes durant sa convalescence où il me disait à quel point il m’aimait, à quel point il lui était dur de ne pas me voir quotidiennement. C’est dans ces moments-là qu’on apprend à profiter de la présence de l’autre. Ces dernières années, il a souvent fait des séjours à l’hôpital où les médecins s’acharnaient sur lui pour ralentir la progression du virus, mais rien n’y faisait. Maintenant, il ne prend que de la morphine et je crois que ça le soulage.

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Quelques jours avant Noël, les médecins lui ont donné un quelconque calmant… Je me souviens juste l’avoir vu délirer. Il semblait perdu, et s’acharnait à faire du jardinage dans sa chambre, sur le sol. Que dire de la peine que j’ai eu en voyant mon père si mal. Il n’y avait rien à faire à part « jardiner » avec lui. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Il ne m’a pas cru une seconde quand je lui ai raconté ce qu’il s’était passé.

Il dort la tête sur mes genoux tandis que je tape ces mots

La période de pandémie a été dure pour nous tous. Pas question de sortir pour aller faire les courses, juste pour aller à la pharmacie. Je voyais mon père, ayant durement repris du poids, en perdre à nouveau, perdre le peu d’appétit qu’il avait. Il est devenu cet homme de 65 ans, en paraissant 80. Cet homme, qui autrefois était si actif, passait sa journée dans un lit, la peau sur les os en grelottant de froid. Cet homme passait son temps à dormir et à pleurer. Il est devenu l’ombre de lui-même.

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Il est à la maison à présent, pour ses derniers mois. Il a sans doute fêté son dernier Noël et sa dernière année. Je ne me sens pas prête, pas prête à le perdre, à le voir partir si tôt. Je le vois dériver, m’attendant au pire chaque jour. Mon père souhaite mourir ici, là où il est né, là où il a commencé sa vie. Il souhaite mourir entouré de ceux qu’il aime et sans la moindre douleur. Il a tout réglé, son testament, ses funérailles et tout ce qui va avec. J’aurais passé les plus beaux moments de ma vie avec lui, et me dire que je ne le connaîtrai pas davantage me chagrine beaucoup.

Je suis avec lui tant que je le peux. Il dort, la tête sur mes genoux tandis que je tape ces quelques mots. Il respire doucement, sereinement et semble se sentir bien. Je l’aime… je l’aime plus que tout au monde.

Lucy, 20 ans, étudiante, Londres-Paris