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Millie Bobby Brown et l’hypersexualisation des jeunes filles
En 2016, et à seulement douze ans, la carrière de Millie Bobby Brown explose. La jeune actrice britannique est désormais en tête d’affiche de la série Stranger Things — un bijou de science-fiction où des créatures longues et visqueuses se battent contre des adolescent.e.s puis perdent. Elle y interprète avec brio le personnage d’Eleven, une enfant dotée de capacités surnaturelles qui grandit avec elle au fil des saisons. Le quatrième volet de la série vient tout juste de sortir et Millie Bobby Brown a d ésormais 18 ans. Mais durant ces six années de vie publique, Internet lui en a fait voir de toutes les couleurs.
Il y a d’abord eu le cyberharcèlement, deux ans après sa fulgurante montée en succès. Sur Twitter, du jour au lendemain, l’adolescente se retrouve vicieusement trollée par le hashtag « #TakeDownMillieBobbyBrown » (soit « #SupprimezMillieBobbyBrown ») sur lequel de nombreux internautes l’accusent d’agissements homophobes, racistes et violents. Aucun de ces témoignages n’est vrai — du caractère absurde des allégations semble même découler tout l’humour du phénomène —, mais l’actrice devient quand même un mème et les faux griefs contre elle, un running gag interminable. La situation est telle qu’en 2018, elle supprime définitivement son compte Twitter.
Et puis vient l’hypersexualisation. À seulement 13 ans, le magazine W estime qu’elle rend la télévision « plus sexy que jamais ». L’année suivante, le magazine GQ s’extasie devant la longueur de ses jambes et voit en elle une « enfant très adulte ». En 2021, le tiktokeur Hunter Echo se vante de l’avoir initiée à exécuter des actes sexuels fétichistes alors qu’elle n’avait que 16 ans et lui, 20 — ce que l’actrice dément avec ferveur. Les derniers faits en date remontent autour de son anniversaire, avec la création d’un subreddit à visée sexuelle sur lequel plus de 6000 membres comptaient les jours jusqu’à ses 18 ans.
ce calvaire hypersexualisant semble être le destin de toute femme célèbre ayant grandi sous le regard scrupuleux du monde entier.
Ce poids d’un regard adulte et salivaire sur un corps féminin en développement est donc un poids de longue date. Mais l’adolescente ne compte pas plier. Le jour de ses 16 ans, elle publie sur Instagram une rétrospective vidéo de sa vie incluant des instants de son quotidien et des extraits de titres de presse la ciblant directement. « Ces dernières années n’ont pas été faciles, je l’admets, écrit-elle en légende. Il y a des moments où je suis frustrée par […] les commentaires inappropriés, la sexualisation et les insultes inutiles qui ont finalement provoqué de la douleur et de l’insécurité pour moi. Mais jamais je ne serai vaincue. »
Un fardeau commun
Et ce calvaire hypersexualisant semble être le destin de toute femme célèbre ayant grandi sous le regard scrupuleux du monde entier. Tout comme Millie Bobby Brown, les jumelles Olsen et les chanteuses pop américaines Britney Spears et Selena Gomez ont aussi eu droit à un décompte en ligne jusqu’à leur 18e anniversaire. Dans d’anciens tweets du rappeur Tyler, The Creator — dont il doit aujourd’hui avoir honte —, ce dernier se réjouit d’être légalement autorisé à coucher avec cette dernière de toutes les manières possibles.
Pour continuer dans les exemples macabres, Emma Watson se fera photographier l’entrejambe le jour même de ses 18 ans par des paparazzis allongés à même le sol, leurs appareils pointés sous sa jupe. « S’ils avaient publié les photos 24 heures plus tôt, elles auraient été illégales », a-t-elle conté à la conférence féministe HeForShe de 2016.
Jamais les filles ne sont donc traitées et considérées avec l’innocence requise pour de simples enfants.
Mais le cas de Millie Bobby Brown nous a bien appris une chose : peu attendent le cap des 18 ans pour laisser éclater au grand jour leurs tendances prédatrices. Surtout en ligne. En 2015, alors qu’elle n’avait que deux ans, le média Billboard tweetera une photo de la fille de Kim Kardashian (North West) en train de manger une sucette, commentant en légende que « la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre ». Parce que sucette, parce que lécher, parce que fellation et parce que sextape de Kim Kardashian — voyez le niveau de dépravation d’un tel chemin de pensée.
Jamais les filles ne sont donc traitées et considérées avec l’innocence requise pour de simples enfants — et en particulier lorsqu’elles sont noires, d’ailleurs. La popularité vient exacerber ce phénomène, comme si le fait d’être célèbre signifiait être à la disposition du public, permettant toutes sortes de remarques déplacées et déresponsabilisant leurs auteurs et autrices. « Cela renforce [la] position [des jeunes filles] en tant qu’objets sexuels et rend leur objectication naturelle et légitime », explique à ce sujet Juliet Williams, professeure d’études du genre à l’Université de Californie dans USA Today. « L’hypersexualisation est considérée comme le prix que les filles et les femmes doivent payer pour leur visibilité. »
L’ère de la Lolita
Les conséquences sont ravageuses sur le long terme, tout comme l’explique longuement l’actrice américaine Natalie Portman au micro du podcast Armchair Expert. À 11 ans, elle donnait la réplique à Jean Reno dans le film français Léon puis enchaînait des rôles de renom tout au long de son adolescence. Sans surprise, cette notoriété la confronte à une vague sexualisante aussi précoce que dévastatrice.
En d’autres termes : on est clairement ici dans quelque chose de très pédophile.
« Être sexualisée en étant enfant, je pense que ça m’a ôtée de ma propre sexualité parce que ça m’a fait peur », confie-t-elle avec le recul des années. « Alors qu’à cet âge, […] tu as ton propre désir, et tu veux explorer des choses […]. Mais tu ne te sens pas en sécurité nécessairement quand il y a des hommes plus âgés qui sont intéressés, et tu te dis : “Non, non, non, non.” »
Elle poursuit avec lucidité, connaissant pertinemment l’image érotique qui lui a été apposée de force et sans qu’elle ne le réalise sur le moment. « Je sais que j’ai été sexualisée dans la manière dont j’ai été photographiée ou dépeinte, et que ce n’était pas mon fait », réalise-t-elle à présent.
Cette image, l’actrice lui donne le nom de « lolita ». Ce terme n’est pas anodin, car il symbolise l’esthétique de la « nymphette » mineure, presque proche du berceau, dont la jeunesse est à la source du fantasme masculin. En d’autres termes : on est clairement ici dans quelque chose de très pédophile.
Les noms anglais de catégories PornHub les plus consultées tournent aussi autour de ce fameux fantasme de la lolita.
Un article publié par la journaliste américaine Alicen Grey dans le média Féministe Current va jusqu’au fond des choses, situant la source du problème dans la vaste glorification du prépubère qui semble régir les codes esthétiques sociaux. « Les femmes sont carrément obligées de se raser ou de s’épiler régulièrement les régions inférieures et les aisselles, déplore-t-elle. L’industrie cosmétique — encore une fois, destinée aux femmes — colporte des crèmes et des lotions “anti-âge” qui rendront notre peau “douce comme un bébé!” »
Sans oublier l’industrie du porno, soit la terre promise des « perversions les plus répandues du patriarcat », où de nombreuses actrices effectuent des nymphoplasties — raccourcissement des lèvres vulvaires — et hymenoplasties — reconstruction de l’hymen — pour avoir l’entrejambe la plus plaisante à voir et à ressentir. Les noms anglais de catégories PornHub les plus consultées tournent aussi autour de ce fameux fantasme de la lolita (barely legal, virgin, daddy dom/little girl, student/teacher…).
Tout comme le résume cet article du média Odyssey, notre culture actuelle instrumentalise finalement le sexe contre « les jeunes filles et jeunes femmes », les initiant à n’être que des objets « plaisants » pour un regard exclusivement masculin. Et cette logique pédophile, nous l’intériorisons tous et toutes jusqu’à la banaliser au quotidien.
Faisons donc de notre mieux pour nous défaire de ce regard, chacun et chacune à notre niveau. Millie Bobby Brown, North West et toutes les autres jeunes filles qui ne demandent qu’à grandir à leur rythme nous en remercieront.