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Metaverse : le cas délicat du viol virtuel

Quand le futur d’Internet devient une fabrique à cauchemars.

Par
Malia Kounkou
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Voilà un peu moins d’un an que Mark Zuckerberg a présenté « Meta » au monde entier comme le successeur de Facebook. L’argument de vente est celui d’une plateforme numérique 3D où tout se ferait désormais par le biais d’un avatar. Via cette extension virtuelle, nous serions à même de discuter avec nos amis, de participer à des réunions, de jouer à des jeux, de faire des achats, de nous promener, de vivre, tout simplement. Toutefois, pour transitionner du monde physique à celui dématérialisé du Meta, l’étape du casque (ou des lunettes) de réalité virtuelle est obligatoire pour fusionner avec son avatar. Une immersion qui crée déjà de nombreux ravages.

Pour caractériser cette altercation, Nina Jane Patel n’a qu’un seul mot : viol.

Fin décembre 2021, une bêta-testeuse britannique du nom de Nina Jane Patel se connecte sur la plateforme pour attester de son efficacité. Moins de soixante secondes plus tard, son avatar subit des attouchements par un groupe de trois ou quatre utilisateurs inconnus dotés de voix masculines. Ce dernier détail, Nina Jane Patel le découvre en entendant leurs rires puis leurs insultes et commentaires dégradants à son égard. Tandis qu’elle tente de se débattre et fuir, ses agresseurs en profitent pour prendre des captures d’écran de leurs actes et l’inciter à « se toucher » devant par la suite. À court d’options, la bêta-testeuse finit par ôter son casque, non sans les entendre prononcer une dernière phrase dévastatrice : « Ne fais pas semblant de ne pas avoir aimé ça ! »

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La difficulté d’une Caractérisation juridique

Pour caractériser cette altercation, Nina Jane Patel n’a qu’un seul mot : viol. « Ils ont essentiellement, mais virtuellement, violé collectivement mon avatar », en décrit-elle l’expérience sur Medium. « C’était surréaliste. C’était un cauchemar. » Un cauchemar qui, dans n’importe quel autre contexte, serait sévèrement sanctionné par la loi. Le Code pénal français qualifie effectivement le viol de crime et l’assortit d’une peine maximale de quinze ans de réclusion criminelle. Cependant, pour que la machine judiciaire soit ici mise en marche, un élément lui fait défaut.

« Pour qu’une agression soit qualifiée de viol, il faut qu’il y ait une matérialité », explique Tiphaine Bouglon, juriste et doctorante en droit du numérique, que le média Usbek et Rica interrogera sur le sujet. Or, les faits actuels se sont déroulés sur Meta, soit un environnement 100% impalpable. L’avatar étant une entité numérique, la loi ne considère pas les méfaits commis sur lui comme transposables dans notre réalité physique. De plus, l’article 222-23 du Code pénal dispose que, pour qu’il y ait viol, il faut un « acte de pénétration sexuelle », ce qui, en l’espèce, ne semble pas avoir pris place.

Quoi qu’en disent les subtilités juridiques, il s’est bel et bien passé un événement traumatique ici.

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Des attouchements ont cependant été commis et, sur cette base, peut-on au moins parler d’agression sexuelle ? Non plus, selon Tiphaine Bouglon. « Deux éléments sont requis pour qualifier une agression sexuelle : l’intentionnalité et la matérialité », énumère-t-elle. Si l’intentionnalité est ici prouvable, s’agissant de la matérialité : même impasse que pour le viol. On peut difficilement aussi parler de harcèlement sexuel, car, pour cela, il aurait fallu que les faits se déroulent plus d’une fois. Ne reste vraisemblablement plus que l’outrage sexiste, une notion juridique récente visant à condamner les propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste tels qu’il est souvent coutume lors de harcèlements de rue.

Quoi qu’en disent les subtilités juridiques, il s’est bel et bien passé un événement traumatique ici. « Ma réponse psychologique et physiologique était comme si cela s’était passé dans la réalité », relate à ce sujet Nina Jane Patel. Lorsqu’elle rend son témoignage public, il reçoit un éventail varié de réactions, et toutes ne sont pas positives. « Les avatars n’ont pas de bas du corps à agresser » ou encore « ne sois pas stupide, ce n’était pas réel » en font partie.

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Psychologie et empathie

Pour éclairer cette affaire d’une lumière nouvelle, j’ai fait appel à Sarah Younes, psychologue et clinicienne spécialisée en violences faites aux femmes. Elle m’indique que si les définitions du viol et de l’agression sexuelle donnée en victimologie s’alignent avec celles juridiques, la considération de ces actes s’attarde beaucoup plus sur le ressenti de la personne qui les a subis. « Je pense qu’il est intéressant de voir le viol sous l’angle du concept d’effraction vis-à-vis du corps de l’autre », explique-t-elle. « Et du coup, on comprend mieux ce que la victime peut percevoir d’une telle attaque, dans son corps et/ou dans son esprit. »

« La réalité virtuelle a essentiellement été modelée pour que l’esprit et le corps ne puissent pas différencier les expériences virtuelles/digitales du réel »

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À partir de cette perception est ajustée l’aide psychologique offerte à la victime. Les détails techniques — matérialité, intentionnalité, contexte — n’ont ici qu’un très faible droit de veto. « Lorsqu’on accompagne une victime de violence, on ne cherche pas à être au plus près du réel de l’évènement : on cherche à explorer comment la victime a vécu l’évènement », poursuit Sarah Younes. « Du coup, acte virtuel ou non, ce n’est pas l’important. En thérapie, si la victime l’a vécu comme un viol, c’est un viol. »

Une extension du réel ?

L’aspect virtuel reste toutefois important lorsqu’il est question du caractère immersif de Meta. « La réalité virtuelle a essentiellement été modelée pour que l’esprit et le corps ne puissent pas différencier les expériences virtuelles/digitales du réel », rappelle Nina Jane Patel dans son essai pour Medium. Une fois le casque mis, la majorité de nos sens sont effectivement mobilisés, de la vue à l’ouïe en passant par l’odorat, aussi vraisemblable que cela puisse paraître. L’attrait des avatars, selon Nina Jane Patel, réside dans le fait qu’ils ne sont pas notre opposé mais font plutôt « écho à des morceaux de ce que nous sommes ».

Malgré ces mesures, la capacité d’un tel endroit à devenir complètement sécuritaire pour les femmes reste encore à prouver.

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Il semble donc qu’il y ait ici un angle mort que le droit n’a pas encore traité en profondeur : les crimes sexuels commis sur des humains dématérialisés. « La question du “viol virtuel” amène à repenser la définition juridique établie à la lumière des nouvelles technologies », soutient en ce sens Sarah Younes. À ses yeux, ce vide juridique peut être motivé par la hiérarchie selon laquelle sont souvent classées les violences sexuelles. « Si la loi met les [violences physiques et les violences psychologiques] sur le même pied d’égalité, il est commun de penser que les violences psychologiques auraient un impact moindre que les violences physiques, en cela qu’elles n’attaquent pas directement le corps de la victime. Sur le terrain, ce n’est pas du tout ce qui se produit, c’est même souvent l’inverse. »

Travailler à une reconstruction

Suite à cet incident, Meta s’est empressé d’instaurer un réglage « Frontière Personnelle » à ses plateformes afin d’établir un périmètre d’un mètre distance entre chaque avatar. S’agissant des injures et commentaires dégradants, des boutons « bloquer » et « signaler » sont à la disposition des utilisateurs. En complément, l’option « SafeZone » téléporte quiconque se sentirait en danger dans un espace virtuel séparé du reste. Malgré ces mesures, la capacité d’un tel endroit à devenir complètement sécuritaire pour les femmes reste encore à prouver.

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Mais il se peut que le poison puisse un jour devenir le remède. En effet, pour Sarah Younes, de la même façon qu’un traumatisme serait apporté par le virtuel, « l’avatar pourrait [aussi] être utilisé comme un véritable outil de remédiation [pour] se reconstruire psychologiquement en utilisant le virtuel comme support. » En attendant l’encadrement juridique adéquat, il incombe donc à Facebook/Meta de mettre en place les mesures nécessaires pour prévenir, mais aussi guérir des maux récoltés sur ses plateformes.