Logo

Manifeste contre le whataboutism(e)

C’est l’équivalent du « Non, mais… » permanent. Et c'est insupportable.

Par
Stéphane Moret
Publicité

J’en ai marre de cette tendance qui permet à des personnes d’en attaquer d’autres, sous prétexte qu’elles ne sont pas d’accord avec elles. Marre aussi de savoir que ces mêmes personnes sont prêtes à pousser pour qu’on fasse taire celles et ceux qui ne pensent pas “pareil”. Hyper présent sur les réseaux sociaux, ça s’appelle le « whataboutism ».

En fait, le monde est devenu un grand dîner familial ou tout le monde s’engueule, se jette les pires trucs à la gueule, sans assumer ce qu’il fait lui-même. Quand on reproche à « Tonton facho » son comportement, il s’en prend à « Tata pique dans la caisse », qui elle-même s’attaque à « cette génération de nihilistes ». Chacun déterre les cadavres des autres en public, et se délecte du bordel qu’il a foutu. Au moins, pendant ce temps-là, on ne parle plus de lui, et il peut retourner à sa petite vie merdique.

C’est un procédé tellement naturel, dans une engueulade par exemple, qu’il en devient fréquent. Si, si, vous l’avez sûrement fait en couple.

Publicité

Eh bien ça, mesdames et messieurs, ça s’appelle le « whataboutism ». Ou en francisé, whataboutisme. C’est un mot un peu barbare qu’il faut décomposer. Il vient de « What About this… or that ? ». En gros, quand quelqu’un est aculé par un sujet, en public, et n’y trouve pas de réponse immédiate et favorable, il « botte en touche », et préfère prendre la parole sur un autre sujet, qui invective une autre personne, une autre communauté, bref qui détourne l’attention pour minorer son cas. C’est un procédé tellement naturel, dans une engueulade par exemple, qu’il en devient fréquent. Si, si, vous l’avez sûrement fait en couple.

Publiquement et médiatiquement, le whataboutisme est devenu un procédé utilisé pendant la Guerre froide entre le bloc russe et le bloc américain pour se jeter leurs horreurs respectives à la face sans avoir à assumer les leurs. Il s’est ensuite répandu dans plusieurs courants politiques, le plus souvent populistes. Politiquement, et particulièrement ces dernières années, c’est une manière de cumuler les reproches à un gouvernement, sans avoir à proposer de solution. Le président américain Donald Trump en est un grand pratiquant. Chaque fois qu’il est interrogé ou attaqué sur sa gestion d’un sujet, il réplique en attaquant ses opposants, une communauté, un pays, ou un représentant politique, créant de la suspicion, de la colère, de l’interrogation, de la méfiance, de la haine. Aujourd’hui, le whataboutisme a totalement bouffé le jeu politique, à tel point qu’il en est devenu inaudible. Trump est attaqué sur sa gestion de la Covid-19 ? Il attaque la communauté noire. Il est alors pointé du doigt sur ce sujet ? Il parle de l’état de santé de Joe Biden. On lui fait remarquer son état de santé inquiétant ? Il critique la fabrication de semelles de chaussures.

Publicité

C’est l’équivalent du « Non, mais… » permanent. Or vous savez que c’est insupportable d’avoir ce profil en face de vous pendant une discussion plus ou moins animée. C’est comme être dans la peau de Philippe Etchebest dans « Cauchemar en Cuisine » en disant « T’as des casseroles dégueulasses, tu ne laves rien, tes produits ne sont pas frais »… et que le cuistot en face lui réponde en permanence « Non mais c’est parce que je n’ai pas pu faire les courses l’autre jour à cause d’un problème sur ma bagnole, parce que vous savez, Peugeot, ils délocalisent leurs usines, alors on a du matos de merde, tout ça à cause de la politique européenne… ». Et à la fin de cette phrase, Etchebest aurait presque oublié qu’il a failli crever à cause de gambas pas fraîches décongelées dans une poêle carbonisée. Presque.

Le sujet s’est déplacé de la politique à ses partisans, qui en ont fait un dogme sur n’importe quel sujet, du moment qu’il peut être clivant. Partout, tout le temps. Sur Twitter, il suffit qu’une personne se plaigne de ce qu’elle a subi, pour que d’autres utilisateurs lui répondent « Oh ça va, y a pire dans le monde » et d’enchaîner avec un sujet qui leur tient plus à cœur. Et un autre répond. Et c’est l’escalade. La négation des sentiments d’une personne, la minimisation de la peine d’un autre, pour demander au monde entier d’entendre sa propre complainte. Et c’est ça qui m’énerve dans le monde actuel, censé être « celui d’après ».

Tout le monde a quelque chose à dire, mais personne n’écoute ce que les autres ont à lui répondre. Le harcèlement, les exactions, le racisme, parmi tant d’autres sont ainsi niés par beaucoup. Les sujets, à force d’être minimisés, deviennent transparents.

Publicité

Tout le monde a quelque chose à dire, mais personne n’écoute ce que les autres ont à lui répondre. Le harcèlement, les exactions, le racisme, parmi tant d’autres sont ainsi niés par beaucoup. Les sujets, à force d’être minimisés, deviennent transparents. Le whataboutisme s’est beaucoup invité dans les échanges en ligne avec les sujets d’actualité mondiaux récents comme la Covid-19, ou le mouvement Black Lives Matter. On a ainsi vu fleurir un répugnant « White Lives Matter » représentatif de cette escalade. La 2e communauté, blanche, n’a pas compris qu’on parle autant du sujet de la communauté noire aux Etats-Unis, puis ailleurs dans le monde, et s’est crue obligée de nier cette peine, pour s’inventer une injustice concernant leur propre couleur de peau.

Que les problèmes soient de nature religieuse, ethnique, sexuelle, psychologique, j’en passe et bien d’autres, ils peuvent exister, co-exister, mais rien n’autorise à gueuler plus fort que l’autre pour le faire taire, pour ne pas parler d’un sujet qui le touche. Le militantisme est fait pour faire entendre sa voix, pas étouffer celle des autres. Or, même dans les mouvements militants, des scissions naissent entre courants, qui considèrent le porte-étendard comme trop généraliste, et ne prenant pas assez en compte le problème de telle sous-section. Et moralement, tout n’a pas la même valeur, il faut parfois apprendre de nouveau à se le dire. Et considérer que c’est normal. Prenons le temps d’écouter les problèmes les uns après les autres, sans les opposer. Donnons-leur une importance tour à tour. Parfois, ils peuvent se cumuler auprès d’une même victime. Et de ses coupables. Certains prendront quelques minutes à être réglés, d’autres prendront des années. Certains feront quelques victimes, d’autres des milliers voire des millions. D’un point de vue personnel, certains peuvent y voir une injustice, c’est pourquoi il faut réfléchir à une échelle plus large, se mettre dans la peau de l’autre, pour relativiser. Et lâcher un peu de cette colère permanente qui gronde en chacun. Pour éviter ces fameux dîners de famille.

Publicité

S’engager dans le whataboutisme, d’une manière ou d’une autre, c’est se dédouaner. C’est empêcher de parler d’un sujet, et ça s’appelle la censure. C’est déresponsabiliser les auteurs d’un méfait ou d’une idée nauséabonde, et c’est dangereux. C’est nier la peine de celui ou celle qui prend la parole, et c’est inhumain. La règle d’or de l’improvisation théâtrale pourrait inspirer, dans ce genre de situation, et s’inviter dans les débats. Car quand un comédien commence une impro, ses partenaires ont pour mission de suivre ses idées, les plus décalées soient-elles, d’un « Oui, et… » et jamais d’un « Non mais… ». S’engager dans un procédé d’acter, d’assumer son erreur, et d’ajouter ce qu’on pourrait faire pour améliorer l’ensemble, plutôt que de gueuler pour dire « Non c’est pas vrai, et toi tu… », ce serait assez joli, non ?

Que mon point soit bien clair : il ne s’agit en aucun cas de dédouaner les comportements des premiers critiques sur le sujet qui leur est reproché, mais plutôt de prendre les sujets un par un, de faire du rangement social progressif, plutôt que de balayer le tout sous un tapis, ou d’empiler les merdes les unes sur les autres avant de prendre le tout à bras-le-corps. Oui, d’être les Marie Kondo d’une société mondiale. Et de poser la question « What about… ? » comme une manière de prendre des nouvelles d’un sujet ou d’une personne, plutôt que d’une opposition.

Publicité