Quitte à paraître pour un membre actif de la team « vieux cons », je me permets de vous rappeler un souvenir. Quand vous alliez chez des gens en soirée, qu’ils vous payaient l’apéritif à base d’un verre ou deux avec des cacahuètes, et que vous entendiez cette phrase : « Bon, on passe à table ? ». Un monde de repères. Démoli. Remplacé par « l’apéro dînatoire ». Une incohérence. L’arnaque du siècle. Ou plutôt l’arnaque des siècles.
Car si j’en appelle aux linguistes, apéritif signifie « ouvrir l’appétit ». Vérifiez, du latin « aperire », tout ça… Ce qui veut bien dire que derrière les quelques verres, il y a une finalité : un repas. Or, un esprit génial adepte du moindre effort a décidé, un jour, d’être disruptif, et de continuer à picoler, sans passer à table. Alors bien sûr, au bout de plusieurs verres, voire bouteilles, vu que tout le monde était pompette, il fallait accompagner les verres d’un peu plus que le traditionnel paquet de cacahuètes. Manger. Mais sans cuisiner. L’apéritif dînatoire était né. Un truc de Romains, semble-t-il, mais qui se serait démocratisé dans les classes populaires françaises dans les années 1960.
« Nan mais reprends-en un ». Le bobo fier et fainéant (BFF) dans toute sa splendeur.
L’autre jour, Caroline m’invite à une soirée entre amis chez elle. Avant de raccrocher, elle précise : « Ce sera un apéro dînatoire, on mélangera plein de petites choses ». Voilà. D’abord j’étais piégé. Et ensuite, on tient notre explication: aujourd’hui, tout le monde veut goûter « des petites choses ». Un peu de tout (et pas qu’en cuisine, le snacking est présent jusque dans les relations sociales ou amoureuses). Et les personnalités se révèlent. Que penser de ce petit salopard (y a pas d’autres mots) tout fier qui a enfilé des saucisses Knacki dans de la pâte feuilletée, les a chauffées 3 minutes, et les a découpées, en arborant le sourire tout fier de Top Chef alors qu’il fout jamais les pieds en cuisine ? En plus, c’est dégueulasse. Le niveau zéro de l’effort, et il nous bassine toute la soirée à tendre son saladier rempli : « Nan mais reprends-en un ». Le bobo fier et fainéant (BFF) dans toute sa splendeur.
Goût hamburger, goût cheesecake, goût piment d’Amérique du Sud. En tous cas, toujours la même odeur : ça pue des pieds.
Attends, ça fait chic toutes ces petites portions, on se croirait chez l’ambassadeur. Avant, au moins, on faisait l’effort de préparer une vraie tarte salée. Et puis un jour, Martine en a eu ras le ionf de passer 4 heures en préparation pour que tout soit bouffé en même pas 5 minutes par des morfales, pas assez polis pour ramener plus qu’un paquet de Monaco (en plus c’est dégueulasse, les Monaco). Il y a aussi le copain qui ramène un paquet de chips toujours plus original que la dernière fois. Goût hamburger, goût cheesecake, goût piment d’Amérique du Sud. En tous cas, toujours la même odeur : ça pue des pieds. Et je ne vous parle pas de la quiche faite par ta pote qui la coupe en 24 parts si fines (« Comme ça, tout le monde en a ») que tu t’en bouffes les doigts à peine t’as croqué dedans. Bien sûr, Jocelyne ne peut pas s’empêcher de critiquer Antoine, ce salaud de spéciste, qui coupe du saucisson, alors qu’elle a ramené un concombre et des carottes déjà coupées, en sachet, avec la sauce cocktail au milieu. D’ailleurs vous noterez qu’en apéro dînatoire, chacun ramène ce qu’il aime, pas ce que les autres aiment bien manger. J’ai toujours un sourire satisfait quand, à la fin de la soirée, je vois les hôtes dire à leurs convives : « Non, mais on l’a pas ouvert, ramenez-le parce que nous, on le mangera pas ». C’est clairement l’équivalent d’une bonne grosse tarte dans la tronche, le genre de manque de respect que tu n’oserais même pas avec ton pire ennemi. Vous commencez à comprendre que l’apéro dînatoire, ce sont les tranchées de la guerre, le No Man’s Land de la politesse ? C’est l’occasion pour chacun de rester dans son individualisme, mais ensemble. Ouais, j’aime la sociologie.
En plus, il y a toujours un con pour nous ramener une bouteille en faisant croire que c’est un truc de ouf : « Je l’ai acheté chez un petit producteur ».
Du coup, quand je suis invité à un apéro dînatoire, je ramène la boutanche dégueu que d’autres ont ramené à une fête précédente. Je ne sais pas si elle sera bue un jour, mais je m’en fiche, je poursuis un homme de traditions. Ah, tu fais pas d’efforts ? Moi non plus. Et le souci est peut-être là : on ne fait plus d’efforts. Ni pour ce qu’on boit (les Schweppes agrum’ pomme citron en sont la preuve), ni pour ce qu’on mange (quantité ? qualité ?), et on ne cuisine plus. On ne cherche même plus à faire plaisir. L’idée, c’est juste « de faire un truc ensemble ». En plus, il y a toujours un con pour nous ramener une bouteille en faisant croire que c’est un truc de ouf : « Je l’ai acheté chez un petit producteur ». Pis, il te dit bien 6 ou 7 fois combien il l’a payée, ce rustre, histoire que tu saches combien t’avales. Tu n’es pas œnologue de profession mais ton palet a dit « beurk » en le goûtant. Allez, Pascal, je retourne à mes bières. Ouais, je sais, c’est prolo.
L’apéro dînatoire c’est un truc de fainéant jusqu’au bout parce que tu n’as pas trop de vaisselle à faire. Ouais mais c’est pas pour autant qu’on est obligés de boire dans des gobelets en plastique. Oh et t’as aussi Carole qui a ramené son feutre pour qu’on marque son nom dessus. « Comme ça, on gâche pas ». La pauvre, elle se prend pour une écolo depuis qu’elle a vu qu’elle faisait plus de Likes sur Insta avec ses pailles en bambou qu’avec des photos d’elle et ses gosses. Je ne lui ai évidemment pas dit, en repartant, que si elle voulait vraiment faire écolo, il aurait fallu utiliser des gobelets en carton, ou des gobelets plastiques réutilisables, récupérés aux derniers concerts. Même ça, j’ai pas su faire l’effort. Décidément, l’apéro dînatoire, c’est bien un truc de fainéant.
Alors attention, hein. Ne me faites pas passer pour ce que je ne suis pas. Je sais bien qu’il y a des côtés positifs à l’apéro dînatoire. Par exemple, le placement autour d’une table est révolu. Chacun choisit sa place, pour discuter, pour draguer, en évitant soigneusement la place le cul sur un coussin pas très épais qui te pète le dos. Je sais aussi que ça aide à se voir entre copains, sans lancer des grands dîners. Je sais aussi que ça permet à chacun de choisir ce qu’il peut manger ou boire, sans complexe. Et c’est très bien. Mais parfois je suis un peu inquiet qu’on ne fasse plus attention les uns aux autres. D’ailleurs le dernier truc qui m’a cassé le moral, c’est d’apprendre qu’on pouvait se faire livrer son apéro n’importe où, formule complète.
Bon les gars, vous venez le prendre à la maison ? Je vous donnerai le digicode quand vous êtes en bas.