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Maman, pourquoi tu travailles (tout le temps) ?

Oups. Touchée, coulée.

Par
Daisy Le Corre
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« La vérité sort de la bouche des enfants », dit l’adage. Mais elle est encore plus criante cette vérité quand elle sort de la bouche de votre propre enfant, du haut de ses 3 ans. C’est fou à dire mais à nos côtés, ce petit bout a déjà traversé une pandémie mondiale et tous les confinements et re-re-reconfinements qui vont avec.

Elle nous a vues, sa mère et moi, les yeux rivés sur nos écrans d’ordinateurs et de téléphones, entre 1000 réunions Zoom et autres appels Skype. Elle a compris qu’on ne l’écoutait qu’à moitié quand on était face à ces black mirrors aussi flippants que la série du même nom (la meilleure de tous les temps d’ailleurs).

Souvent, j’ai eu l’impression d’être une triste réplique du père de Coraline. Et encore maintenant. Je me surprends parfois à penser comme un dinosaure : « C’était quand même plus sain à l’époque de la Sega Mega Drive ! On ne passait pas nos vies derrière des écrans… ». Bullshit. J’y passais des week-ends entiers.

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À force de nous voir bloquées derrière nos écrans « toute la matinée » comme elle dit – au lieu de « toute la journée », et à force de nous entendre dire qu’on devait « travailler », il a bien fallu que la question se pose : « Pourquoi t’es tout le temps sur l’ordinateur ? ». J’ai commencé par lui expliquer que mon ordinateur était mon outil de travail. « Ok… Mais pourquoi tu travailles tout le temps ? Moi je veux regarder un dessin animé avec toi sur ton outil de travail ». Sa façon à elle de nous rappeler qu’on ne déconnecte jamais complètement.

Souvent, je repense à ce que ma mère me disait quand j’étais petite : qu’elle travaillait parce qu’il le fallait, parce qu’elle n’avait pas le choix, parce qu’il fallait payer les factures et surtout rembourser le crédit de la maison après avoir remboursé celui de la voiture. C’est vrai que, par réflexe, on a souvent tendance à répondre un peu la même chose que ma mère. Pourtant c’est une question cruciale presque philosophique. Vivre pour travailler ou travailler pour vivre ? On en a longtemps discuté avec ma copine : qu’est-ce qu’on veut lui renvoyer comme image du travail à notre enfant ? Qu’est-ce qu’on veut lui renvoyer comme conception de la vie, au final ? Qu’est-ce qui fait sens ? … #help

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J’aurais pu lui dire, comme expliqué dans cette vidéo : « Le travail c’est une nécessité physique pour perpétuer l’existence humaine ». J’aurais pu lui apprendre que, dans l’antiquité, le travail était vu comme quelque chose qu’il fallait éviter à tout prix, que les “hommes libres” ne travaillaient pas (c’était réservé aux esclaves), que c’est au Moyen-Âge qu’on a commencé à devoir travailler pour pouvoir… manger (merci Luther) ; j’aurais pu lui avouer que l’origine du mot “travail” vient du latin tripalium, qui était un instrument de torture composé de trois pieux, etc.

Mais pour le moment j’ai choisi de lui dire ma simple vérité. Je travaille d’abord parce que j’aime ce que je fais et que j’ai l’impression (utopique) de pouvoir changer le monde, à mon humble niveau. Je fais partie de celles et ceux qui ont, a priori, trouvé un métier qui leur ressemble (après avoir été précaire plus d’une fois, cela va de soi) et qui les dévore (ce n’est pas forcément bon mais c’est un fait, je lui en reparlerai). J’ai aussi démissionné plus d’une fois de jobs qui ne faisaient aucun sens (à mon sens) mais qui étaient très bien payés. J’ai toujours favorisé ma santé mentale à ma santé financière, en veillant à ce que la deuxième n’impacte jamais la première. Un jeu d’équilibriste parfois difficile à tenir, il faut bien l’avouer. Un jeu qui se simplifie quand on a la chance d’être deux équilibristes dans cette danse capitaliste.

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Si demain je gagnais au Loto, est-ce que je ferais encore ce que je fais ? Ça c’est la question à 100 euros. Oui mais pas à temps plein. J’en profiterai sûrement pour donner mon temps (bénévolement) à des organismes qui en ont besoin. Bref, je continuerai à nourrir ma fibre sociale du mieux que je peux.

Ce qui me dérange dans l’histoire que je lui raconte c’est que ma réalité de travailleuse ne concerne qu’une infime partie de la population. La majeure partie du monde travaille pour subvenir à des besoins essentiels : avoir un toit et de quoi manger tous les jours. Revenu universel, j’écris ton nom.

La plupart de mes ami.es ne s’éclatent pas au travail, au contraire : c’est la principale source de stress et d’anxiété de leur vie. Je ne compte plus le nombre de discussions que j’ai pu avoir sur le vide absolu de certains de leurs contrats, sur l’indécence de telle ou telle culture d’entreprise, sur le non-sens de travailler pour se payer un appartement qu’on ne sera plus capable de payer si on quitte ce putain de job justement, etc. C’était aussi le cas de mes parents, de mon père surtout qui allait au boulot, souvent de nuit, à reculons. « Quel boulot de con, je te jure », c’était sa phrase. Je ne comprenais pas pourquoi il restait. Et puis j’ai grandi et j’ai compris. Il ne suffit pas de claquer des doigts pour trouver un job sur mesure, encore moins quand on est « sénior ».

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« Mes collègues, leur seule passion c’est de faire du fric, c’est leur objectif number one. Le sens de leurs actes ? On s’en fout. La RSE, on oublie, y’a pas plus vieux jeu. Ça me rend ouf », me racontait encore une amie avant-hier par message vocal. « Ce qui s’est dit à l’entretien n’est pas ce que je vis. Je n’ai pas menti sur ce que j’étais mais eux, oui. Je m’ennuie toute la journée et je n’ai pas d’équipe. Bref, c’est l’enfer mais mon objectif c’est de me poser, d’acheter mon appartement et peut-être avoir un enfant, un jour. Alors je fais quoi ? Je ferme ma gueule et j’avance ? Je vois que ça. Quelle merde, ça ne fait aucun sens. Moi ce que je veux, c’est ouvrir ma propre boîte de stages de yoga. Je ne demande pas grand chose. Mais je dois remplir mes caisses avant. Le souci c’est que je ne suis pas faite pour le salariat, en fait ». Mais qui l’est vraiment ?

Et le métier idéal, c’est quoi ? Pas sûre qu’il existe. Prendre son pied au boulot ? Ce n’est pas forcément une fin en soi mais un job ne devrait pas nous déprimer non plus.

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Une chose est sûre : il n’y a rien de pire que de subir sa vie, ses boss, ses dettes. Mais pire encore : ne rien construire de valorisant sur le long terme ; c’est le propre de l’humain que de se consacrer (entièrement ou pas) à quelque chose qui a du sens. La pandémie nous l’a bien rappelé.

Comme si l’important dans tout ça c’était de veiller à construire quelque chose qui gardera sa valeur une fois venu le temps de se remémorer notre « bon vieux temps ».

Comme si l’important c’était que le quotidien reste supportable, libre à chacun.e de fixer ses limites, ses priorités et ses objectifs de vie. « La seule chose insupportable, c’est que rien n’est supportable », écrivait Rimbaud. Certes.

Comme on l’écrivait déjà ici, « en attendant de mourir, peut-être devrions-nous plutôt essayer de rendre nos vies plus supportables et plus signifiantes. Le temps qu’on passe au travail est un temps qu’on ne passe pas à vivre, qu’on ne passe pas à construire toutes ces choses essentielles qui ne relèvent pas du domaine du quantifiable. »

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« C’est pas l’heure d’écrire, c’est l’heure de jouer maman ! », me rappelle souvent celle pour qui, tous les jours, je fais en sorte que la vie soit une fête. Celle à qui je continuerai de poser ces mêmes questions, peu importe son âge : « Qu’as-tu fait de beau aujourd’hui ? Es-tu heureuse ? ». En espérant que d’ici là, on en aura fini avec l’épuisement, le malheur chronique, l’exploitation et l’angoisse de la précarité. À ça, on y travaille.